Par un arrêt rendu dans les affaires jointes C‑39/13, C-40/13 et C-41/13, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de la liberté d’établissement en matière de régimes fiscaux d’intégration de groupe. En l’espèce, des sociétés résidentes d’un État membre s’étaient vu refuser le bénéfice d’un régime d’entité fiscale unique. Dans les deux premières affaires, une société mère résidente souhaitait former une telle entité avec une sous-filiale également résidente, mais la législation nationale l’interdisait au motif que la détention s’opérait par l’intermédiaire de sociétés non-résidentes. Dans la troisième affaire, le régime était refusé à deux sociétés sœurs résidentes au motif que leur société mère commune n’était pas établie dans cet État membre. Les juridictions nationales de renvoi ont donc interrogé la Cour sur la conformité de ces dispositions restrictives avec le droit de l’Union. La question de droit posée était de savoir si les articles 49 et 54 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’opposent à une législation nationale qui subordonne l’octroi du régime de l’entité fiscale unique à la résidence de la société mère ou des sociétés intermédiaires au sein de la chaîne de détention. La Cour de justice a répondu par l’affirmative dans les deux configurations. Elle juge qu’une telle législation instaure une restriction à la liberté d’établissement, en traitant de manière différenciée des situations objectivement comparables sans justification valable.
Il convient donc d’analyser la solution retenue par la Cour, en examinant d’abord la censure de la restriction appliquée aux détentions verticales (I), puis en étudiant la portée de cette solution au cas des sociétés sœurs (II).
I. La censure de la restriction à l’intégration fiscale verticale
La Cour de justice établit d’abord l’existence d’une restriction à la liberté d’établissement dans le cas d’une chaîne de participation verticale (A), avant de réfuter les justifications qui pourraient être avancées par l’État membre concerné (B).
A. La caractérisation d’une entrave à la liberté d’établissement
La Cour constate que la législation nationale crée une différence de traitement désavantageuse. En effet, une société mère résidente est dissuadée d’établir des filiales dans d’autres États membres, car l’interposition d’une telle société non-résidente entre elle et une sous-filiale résidente la prive d’un avantage fiscal substantiel. La Cour rappelle que la liberté d’établissement vise à permettre à une société de s’établir dans un autre État membre et d’y exercer ses activités en bénéficiant du même traitement que les nationaux. En l’occurrence, le choix d’implanter une filiale intermédiaire dans un autre État membre est pénalisé fiscalement, ce qui constitue une entrave directe à l’exercice de cette liberté. La Cour juge ainsi que « les articles 49 TFUE et 54 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation d’un État membre en vertu de laquelle une société mère résidente peut former une entité fiscale unique avec une sous-filiale résidente lorsqu’elle la détient par l’intermédiaire d’une ou de plusieurs sociétés résidentes, mais ne le peut pas lorsque qu’elle la détient par l’intermédiaire de sociétés non-résidentes ». Cette approche confirme une jurisprudence constante qui analyse la restriction non seulement au regard de la situation de la filiale, mais aussi de celle de la société mère qui opère le choix d’établissement.
B. L’absence de justification valable à la restriction
Une restriction à une liberté fondamentale peut être admise si elle poursuit un objectif légitime compatible avec le traité et est proportionnée à cet objectif. Traditionnellement, les États membres invoquent la nécessité de préserver la cohérence de leur système fiscal, la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres ou la lutte contre l’évasion fiscale. Bien que le dispositif de l’arrêt ne détaille pas l’analyse des justifications, il est constant que la Cour examine de tels arguments avec rigueur. En l’espèce, l’argument tiré de la cohérence fiscale est difficilement recevable, car le régime d’intégration ne concerne que des entités résidentes, la société mère et la sous-filiale, dont les résultats sont imposables dans l’État membre concerné. L’exclusion de l’entité intermédiaire non-résidente du périmètre de l’intégration préserve déjà la répartition du pouvoir d’imposition. La mesure apparaît donc disproportionnée, car elle impose une interdiction générale et absolue là où des mesures moins restrictives pourraient être envisagées pour prévenir d’éventuels abus, confirmant que la seule non-résidence d’un maillon de la chaîne ne saurait suffire à justifier une telle exclusion.
Après avoir statué sur la structure verticale, la Cour étend son raisonnement aux relations horizontales entre sociétés sœurs.
II. L’extension de la solution à l’intégration fiscale horizontale
La Cour applique la même logique de non-discrimination au cas des sociétés sœurs détenues par une mère non-résidente (A), renforçant ainsi la neutralité du marché intérieur en matière de structuration des groupes (B).
A. L’assimilation de la situation des sociétés sœurs résidentes
Dans la seconde configuration, la Cour examine le cas de sociétés sœurs résidentes qui se voient refuser le bénéfice du régime d’intégration au seul motif que leur société mère commune n’est pas établie dans le même État membre. La Cour considère que cette situation est également constitutive d’une restriction à la liberté d’établissement, cette fois pour la société mère non-résidente. Celle-ci est en effet dissuadée d’établir plusieurs filiales dans l’État membre concerné si elle ne peut bénéficier, pour ces filiales, du même régime fiscal que celui accordé à une société mère résidente. Le dispositif de l’arrêt est sans équivoque : « les articles 49 TFUE et 54 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation d’un État membre en vertu de laquelle un régime d’entité fiscale unique est accordé à une société mère résidente qui détient des filiales résidentes, mais est exclu pour des sociétés sœurs résidentes dont la société mère commune n’a pas son siège dans cet État membre ». La Cour place ainsi sur un pied d’égalité la situation d’une société mère non-résidente et celle d’une société mère résidente au regard des avantages fiscaux accordés à leurs filiales locales, dès lors que le périmètre de l’intégration ne concerne que des entités imposables dans cet État.
B. La portée de la décision en faveur de la neutralité du marché intérieur
En invalidant ces deux types de clauses de résidence, la Cour de justice adresse un signal fort aux États membres. La portée de cette décision est considérable, car elle impose une lecture plus large et plus neutre des régimes d’intégration fiscale. Elle affirme que le bénéfice d’un tel régime, qui constitue un avantage économique majeur pour les groupes de sociétés, ne peut être subordonné à des critères de localisation géographique des sociétés mères ou intermédiaires au sein de l’Union. Cette jurisprudence contraint les États membres à adapter leurs législations pour permettre une intégration fiscale « horizontale » ou « verticale par un non-résident », à condition que les entités consolidées soient elles-mêmes résidentes. La décision renforce ainsi l’attractivité du marché intérieur en garantissant que les choix de structuration des groupes d’entreprises soient guidés par des considérations économiques et stratégiques, plutôt que par des distorsions fiscales discriminatoires. Elle contribue à l’élimination des obstacles fiscaux qui fragmentent encore le marché unique.