Cour de justice de l’Union européenne, le 12 mai 1998, n°C-366/95

L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 12 mai 1998, dans l’affaire C-366/95, apporte un éclairage essentiel sur l’articulation entre l’obligation de recouvrer les aides communautaires indûment versées et les principes de droit national protégeant les opérateurs économiques. En l’espèce, des entreprises exportatrices avaient perçu des restitutions à l’exportation pour des produits à base de viande bovine, conformément à la réglementation communautaire en vigueur. Plusieurs années après, une enquête des autorités nationales a révélé que le producteur de ces marchandises avait frauduleusement altéré leur composition, substituant une partie de la viande bovine par des ingrédients n’ouvrant pas droit aux restitutions. La teneur en viande bovine était ainsi très inférieure au seuil requis pour l’octroi des aides.

L’autorité administrative nationale a par conséquent engagé une action en répétition de l’indu à l’encontre des entreprises exportatrices pour recouvrer la totalité des sommes versées. Saisie en première instance, une juridiction danoise a fait droit aux arguments des entreprises, jugeant qu’elles étaient de bonne foi et que le risque de la fraude devait être supporté par l’autorité de contrôle, dont le système de surveillance présentait de graves lacunes. L’autorité administrative a interjeté appel de cette décision devant la juridiction suprême danoise. Celle-ci, éprouvant des doutes sur la compatibilité d’une telle solution avec les exigences du droit communautaire, a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il était demandé si le droit communautaire s’oppose à ce qu’une réglementation nationale exclue la répétition d’aides indûment versées en prenant en considération des critères tels que la bonne foi de l’opérateur, la fraude d’un tiers, la négligence de l’administration et l’écoulement d’un temps considérable depuis le versement.

La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer dans quelle mesure les principes de droit national, notamment la protection de la confiance légitime, peuvent limiter l’obligation de récupération des fonds communautaires indûment versés, lorsque cette récupération est mise en œuvre par les autorités nationales en l’absence de réglementation communautaire spécifique.

La Cour de justice y répond en affirmant que le droit communautaire ne s’oppose pas, en principe, à ce qu’une législation nationale exclue la répétition d’aides communautaires indûment versées en se fondant sur des critères tels que la bonne foi du bénéficiaire, la négligence des autorités nationales ou l’écoulement d’un laps de temps important, à la condition que les modalités appliquées soient les mêmes que pour la récupération d’aides purement nationales et que l’intérêt de la Communauté soit pleinement pris en considération. Cette solution, qui s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence antérieure, offre un cadre d’analyse nuancé permettant d’équilibrer les différents intérêts en présence. Il convient d’étudier la portée de la protection accordée à l’opérateur de bonne foi (I), avant d’analyser l’appréciation faite par la Cour des défaillances imputables à l’administration et aux tiers (II).

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I. La consolidation du principe de protection de l’opérateur de bonne foi

La Cour précise les conditions d’appréciation de la bonne foi de l’opérateur (A) en la liant à une obligation de contrôle qui doit demeurer proportionnée (B).

A. Les critères d’appréciation de la bonne foi de l’exportateur

Dans le silence des textes communautaires applicables aux faits de l’espèce, la récupération des sommes indûment versées relève de la sphère du droit national. Cependant, cette compétence doit s’exercer dans le respect des limites imposées par le droit communautaire, qui exige que la mise en œuvre ne soit ni discriminatoire ni excessivement difficile. La Cour rappelle que si le droit national permet une mise en balance des intérêts, celui de la Communauté doit être « pleinement pris en considération ». Dans ce cadre, la protection de la confiance légitime, et donc de la bonne foi du bénéficiaire, est un critère recevable.

La Cour examine ensuite si une entreprise exportatrice, qui a elle-même établi les déclarations erronées sur la base d’informations fournies par son fournisseur, peut néanmoins invoquer sa bonne foi. Elle écarte l’idée d’une responsabilité objective qui pèserait sur le déclarant. En effet, elle juge que « le seul fait de l’avoir établie ne saurait lui ôter la faculté d’invoquer sa bonne foi lorsque la déclaration se fonde exclusivement sur des informations fournies par un cocontractant et dont il n’a pas été en mesure de vérifier la véracité ». Cette approche pragmatique reconnaît la réalité des chaînes commerciales, où les intermédiaires n’ont pas toujours les moyens matériels de contrôler la marchandise à chaque étape de production. La bonne foi n’est donc pas anéantie par le simple fait d’avoir transmis une information inexacte, à condition que l’opérateur n’ait eu aucune raison de douter de sa fiabilité.

Cette solution s’éloigne d’une logique de responsabilité purement formelle et ancre l’analyse dans une appréciation concrète des diligences que l’opérateur pouvait raisonnablement accomplir.

B. La définition d’une obligation de contrôle proportionnée

La Cour prolonge son raisonnement en se demandant si la bonne foi de l’opérateur est conditionnée à l’exercice d’un contrôle actif sur la composition des marchandises et le processus de fabrication de son fournisseur. Elle répond par la négative, considérant qu’imposer une telle surveillance serait excessif. Elle estime que si un tel contrôle s’avère « onéreux et techniquement difficile à opérer », il constituerait « de ce fait une obligation disproportionnée par rapport au but poursuivi ». En conséquence, le droit communautaire n’exige pas de l’exportateur qu’il procède lui-même à une inspection des matières premières ou du procédé de fabrication de son fournisseur pour pouvoir se prévaloir de sa bonne foi.

Cette position est toutefois assortie d’une réserve importante : l’absence de contrôle n’est excusable qu’à défaut de « raisons particulières de douter que le contenu de la déclaration corresponde à la réalité ». La Cour évoque, à titre d’exemple, des circonstances telles que des prix anormalement bas ou une marge bénéficiaire inhabituellement élevée, qui devraient alerter un opérateur normalement diligent. La Cour consacre ainsi une approche équilibrée : l’opérateur n’est pas un garant absolu de la conformité du produit, mais il doit faire preuve d’une vigilance professionnelle et réagir aux indices d’irrégularité. La protection de la confiance légitime n’est donc pas absolue mais dépend du comportement d’un opérateur commercial avisé.

L’analyse de la Cour ne se limite cependant pas au seul comportement du bénéficiaire de l’aide ; elle prend également en compte les agissements des autres acteurs impliqués dans le processus.

II. La prise en compte des défaillances externes dans l’action en répétition

La Cour distingue nettement l’impact de la fraude d’un tiers, qui constitue un risque commercial pour l’opérateur (A), de celui de la négligence de l’administration, qui peut faire obstacle à la répétition de l’indu (B).

A. La fraude du cocontractant, un risque commercial à la charge de l’opérateur

La juridiction de renvoi demandait si les agissements frauduleux du producteur, tiers au rapport entre l’administration et l’exportateur, pouvaient constituer une circonstance exceptionnelle justifiant l’abandon de l’action en répétition. La Cour adopte sur ce point une position stricte, en s’appuyant sur sa jurisprudence antérieure. Elle qualifie la fraude d’un partenaire contractuel non pas de cas de force majeure, mais de « risque commercial habituel ».

En conséquence, la Cour juge que, lors de la mise en balance des intérêts, la juridiction nationale doit considérer que « la faute d’un tiers avec lequel le bénéficiaire de l’aide entretient des relations contractuelles relève davantage de la sphère du bénéficiaire de l’aide que de celle de la Communauté ». Cette solution est cohérente avec les principes de droit des obligations : il appartient à chaque opérateur économique de choisir ses partenaires commerciaux et de s’assurer de leur fiabilité, au besoin par des garanties contractuelles. Faire peser ce risque sur le budget communautaire reviendrait à socialiser une perte qui trouve son origine dans une relation d’affaires privée. La fraude du fournisseur ne peut donc, à elle seule, exonérer l’exportateur de son obligation de remboursement.

Cette rigueur à l’égard des risques commerciaux est contrebalancée par une appréciation sévère du comportement des autorités nationales elles-mêmes.

B. La négligence de l’autorité de contrôle, un obstacle potentiel au remboursement

L’un des aspects les plus notables de l’arrêt réside dans la portée qu’il attribue à la négligence des autorités nationales. Selon les faits rapportés, les services de contrôle n’avaient pas procédé à des vérifications adéquates, alors même qu’ils disposaient d’éléments suscitant des soupçons. La Cour confirme que le droit communautaire ne s’oppose pas à ce que le droit national prenne en considération des « causes d’exclusion du remboursement qui s’attachent à un comportement de l’administration elle-même et que celle-ci peut dès lors éviter ».

Ce faisant, la Cour rappelle l’obligation de diligence qui pèse sur les États membres en vertu du principe de coopération loyale, consacré à l’article 5 du traité CE (devenu l’article 4, paragraphe 3, du TUE). Les autorités nationales sont les garantes de la bonne gestion des fonds communautaires et doivent, à ce titre, mettre en place des contrôles appropriés et efficaces. Lorsqu’elles faillissent à cette mission, leur propre passivité ou imprudence peut être opposée à leur demande de remboursement. La Cour précise qu’il appartient à la juridiction nationale d’apprécier la réalité et la gravité des négligences alléguées. Elle note, à cet égard, que la mise en évidence d’un comportement négligent par un organe communautaire, telle la Cour des comptes, constitue un « indice particulier ». Par cette décision, la Cour de justice invite les autorités nationales à assumer la responsabilité de leurs propres défaillances, empêchant ainsi que le fardeau de ces dernières ne soit reporté systématiquement sur l’opérateur économique, même de bonne foi.

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Hassan KOHEN
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