Par un arrêt en date du 12 mai 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé le régime applicable aux contrats publics attribués en quasi-régie, ou *in house*, lorsqu’un changement structurel affecte l’entité attributaire. En l’espèce, une commune avait initialement confié la gestion d’un service de traitement des déchets à une société dont elle détenait, conjointement avec d’autres communes, le capital, réalisant ainsi une attribution directe conforme aux exceptions prévues par le droit de l’Union. Confrontée à des difficultés financières, cette société a été acquise par un autre opérateur économique, sélectionné au terme d’un appel d’offres. À la suite de cette opération, la commune a cédé l’intégralité de sa participation, perdant de ce fait tout contrôle sur l’entité chargée de l’exécution du service. Une autre autorité publique, devenue compétente, a néanmoins confirmé la poursuite du contrat jusqu’à son terme initial. La commune a contesté cette décision, estimant que les conditions de l’attribution *in house* n’étaient plus réunies. Le Conseil d’État italien, saisi du litige, a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle continuation automatique du contrat avec la directive 2014/24/UE. La question de droit qui se posait était donc de déterminer si l’exécution d’un marché public attribué en quasi-régie pouvait se poursuivre sans nouvelle mise en concurrence après l’acquisition de l’entité attributaire par un tiers, lorsque cette opération met fin au contrôle analogue exercé par le pouvoir adjudicateur initial. La Cour a répondu par la négative, jugeant qu’une telle situation constitue une modification substantielle du contrat qui impose le lancement d’une nouvelle procédure de passation. La Cour rappelle ainsi fermement le caractère strict des conditions de l’exception au principe de concurrence (I), tout en précisant les conséquences d’une modification structurelle de l’attributaire sur la continuité du contrat (II).
I. Le rappel du caractère impératif et continu des conditions de l’attribution *in house*
La Cour de justice fonde son raisonnement sur une interprétation stricte de l’exception *in house*, rappelant qu’elle déroge au principe fondamental de mise en concurrence. Elle insiste sur le fait que les conditions permettant cette dérogation doivent non seulement être réunies au moment de l’attribution du marché, mais également perdurer tout au long de son exécution. Elle réaffirme ainsi l’exigence d’un contrôle continu du pouvoir adjudicateur (A) et écarte la pertinence de procédures concurrentielles alternatives qui ne porteraient pas sur l’attribution du service lui-même (B).
A. L’exigence persistante du contrôle analogue comme fondement de l’exception
L’exception *in house*, codifiée à l’article 12 de la directive 2014/24, permet à un pouvoir adjudicateur d’attribuer un marché sans concurrence à une entité juridiquement distincte, à la condition principale qu’il exerce sur celle-ci un contrôle « analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services ». Cette condition implique que le pouvoir adjudicateur détienne une influence décisive sur les objectifs stratégiques et les décisions importantes de l’entité contrôlée. Dans le cas d’un contrôle conjoint par plusieurs pouvoirs adjudicateurs, ceux-ci doivent être en mesure d’exercer collectivement une telle influence.
Dans l’affaire commentée, la Cour observe que, suite à l’acquisition de la société attributaire initiale par un nouvel opérateur, la commune à l’origine de l’attribution « ne dispose pas d’un tel contrôle sur cet opérateur et ne détient aucune participation dans son capital ». Le lien organique et fonctionnel qui justifiait l’absence de mise en concurrence a donc été rompu. La Cour souligne que la persistance de ce contrôle est la pierre angulaire de la quasi-régie, car c’est elle qui permet d’assimiler l’entité attributaire à un prolongement administratif du pouvoir adjudicateur. La disparition de ce contrôle transforme la nature de la relation contractuelle, faisant de l’opérateur un tiers ordinaire vis-à-vis duquel les règles de concurrence doivent pleinement s’appliquer.
B. L’inefficacité de l’appel d’offres visant à la sélection de l’acquéreur
La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la possibilité de considérer la procédure d’appel d’offres, menée pour sélectionner l’opérateur économique acquéreur de l’entité *in house*, comme une garantie suffisante du respect des principes de transparence et de concurrence. La Cour rejette fermement cette analyse. Elle estime que la mise en concurrence pour le rachat d’une société est une opération de nature différente de la mise en concurrence pour l’attribution d’un service public. Une telle procédure ne saurait « équivaloir, dans le cas du marché public en cause au principal, à une procédure d’attribution conforme aux exigences prévues par la directive 2014/24 ».
Le raisonnement de la Cour est logique : l’objet de l’appel d’offres n’était pas le contrat de gestion des déchets, mais la structure capitalistique de la société qui en était titulaire. Les critères de sélection, les offres et les finalités de ces deux types de procédures sont distincts. Admettre qu’une mise en concurrence pour une opération de fusion-acquisition puisse valoir mise en concurrence pour le marché public lui-même reviendrait à créer une voie de contournement des règles de la commande publique. La Cour préserve ainsi l’intégrité des procédures de passation, en refusant de valider une substitution indirecte qui priverait les opérateurs potentiellement intéressés par le service public de la possibilité de soumissionner.
II. La portée de la solution sur la modification et la continuité des contrats publics
En jugeant que la poursuite du contrat est impossible sans nouvelle procédure, la Cour tire les conséquences de la perte du contrôle analogue. Elle consacre la primauté du principe de concurrence sur les considérations de stabilité contractuelle (A) et offre une clarification importante sur la notion de modification substantielle appliquée aux contrats attribués en quasi-régie (B).
A. La primauté du principe de concurrence sur la stabilité contractuelle
La législation nationale en cause prévoyait qu’en cas de restructuration, « l’opérateur économique ayant succédé au concessionnaire initial […] poursuit la gestion des services jusqu’aux échéances prévues ». Cette disposition visait à assurer la continuité des services publics et la stabilité des relations contractuelles. La Cour de justice, par sa décision, affirme cependant que de telles dispositions nationales ne sauraient faire échec aux exigences du droit de l’Union en matière de marchés publics. La poursuite automatique du contrat est jugée contraire à la directive 2014/24.
Cette solution réaffirme une hiérarchie claire : le principe d’ouverture à la concurrence, qui vise à garantir la meilleure utilisation des deniers publics et le traitement égal des opérateurs économiques, l’emporte sur l’objectif de stabilité contractuelle. L’arrêt souligne que la modification des conditions fondamentales qui ont justifié une dérogation au droit commun de la concurrence entraîne nécessairement un retour à ce droit commun. En l’occurrence, le changement d’actionnaire et la perte de contrôle par le pouvoir adjudicateur constituent une rupture si fondamentale que le contrat initial ne peut survivre. Il ne s’agit plus du même montage juridique et économique, et le maintenir reviendrait à pérenniser une situation dérogatoire alors même que ses fondements ont disparu.
B. La qualification de modification substantielle du contrat *in house*
La Cour précise que la situation litigieuse s’analyse comme une modification substantielle du contrat, ce qui impose une nouvelle procédure de passation. Bien que l’article 72 de la directive 2014/24 permette la substitution d’un contractant à la suite d’opérations de restructuration d’entreprise, la Cour écarte implicitement son application dans ce contexte particulier. Elle relève que cette disposition ne peut s’appliquer qu’à des marchés initialement attribués dans le respect des règles de concurrence. Or, un contrat *in house* est, par définition, attribué hors de ce cadre.
La Cour considère que le changement « rend le marché ou l’accord-cadre sensiblement différent par nature de celui conclu au départ ». La perte du contrôle analogue est une condition qui, si elle avait existé lors de l’attribution initiale, aurait rendu impossible le recours à la quasi-régie et aurait imposé une procédure d’appel d’offres. Par conséquent, permettre la poursuite du contrat reviendrait à accepter une modification qui aurait « permis l’admission d’autres candidats » ou « attiré davantage de participants ». L’arrêt établit ainsi que la perte des conditions de la quasi-régie constitue une modification substantielle par nature, qui met fin à l’exception et oblige le pouvoir adjudicateur à remettre en concurrence le service concerné pour la durée restante du contrat.