Cour de justice de l’Union européenne, le 12 mai 2022, n°C-730/19

Par un arrêt rendu en matière de manquement, la Cour de justice de l’Union européenne précise les contours des obligations pesant sur les États membres en vertu de la directive 2008/50/CE concernant la qualité de l’air ambiant. En l’espèce, la Commission européenne a introduit un recours contre un État membre, lui reprochant le non-respect systématique et persistant, depuis son adhésion à l’Union en 2007 et jusqu’en 2018, des valeurs limites horaires et journalières fixées pour le dioxyde de soufre (SO2) dans une de ses zones de qualité de l’air. Cette pollution excessive était principalement imputable à l’activité de plusieurs grandes centrales thermiques fonctionnant au charbon. Au cours de la procédure précontentieuse puis devant la Cour, l’État membre mis en cause n’a pas contesté les dépassements factuels mais a avancé plusieurs arguments pour sa défense. Il a notamment soutenu que les dépassements n’étaient constatés qu’en un point très localisé de la zone concernée et que la prise de mesures plus drastiques, comme la fermeture des centrales, porterait une atteinte disproportionnée à sa sécurité énergétique et à son tissu socio-économique. La Commission, pour sa part, a maintenu que le simple constat objectif du dépassement des valeurs limites suffisait à caractériser le manquement et que les plans de qualité de l’air adoptés par l’État membre n’étaient pas de nature à garantir que la période de dépassement soit « la plus courte possible ». La question posée à la Cour était donc double : d’une part, de déterminer si le dépassement persistant des valeurs limites de pollution, même localisé, suffit à constituer un manquement à l’article 13 de la directive, indépendamment des difficultés socio-économiques invoquées ; d’autre part, si la persistance même de ce dépassement sur une longue période peut suffire à démontrer que l’État membre a également manqué à son obligation, issue de l’article 23 de la directive, de mettre en œuvre des plans d’action propres à écourter au maximum la période de non-conformité. La Cour de justice répond par l’affirmative à ces deux questions, consacrant une interprétation stricte des obligations des États membres. Elle juge que le dépassement des valeurs limites constitue en lui-même un manquement objectif et que les difficultés internes ne sauraient le justifier. Elle ajoute que la durée exceptionnellement longue du dépassement est une preuve suffisante de l’inefficacité des mesures correctives prises par l’État. L’analyse de cet arrêt conduit à examiner la conception rigoureuse de l’obligation de résultat qui incombe aux États (I), puis à étudier le contrôle approfondi que la Cour exerce sur les moyens mis en œuvre pour y parvenir (II).

I. La consécration d’une obligation de résultat environnementale absolue

La Cour réaffirme avec force que la protection de la qualité de l’air impose aux États membres une obligation de résultat dont le non-respect est apprécié de manière rigoureuse. Cette approche se manifeste tant par la caractérisation objective et indivisible du manquement (A) que par le rejet catégorique des justifications d’ordre socio-économique (B).

A. Le caractère objectif et indivisible du manquement aux valeurs limites

La Cour rappelle tout d’abord sa jurisprudence constante selon laquelle « la procédure prévue à l’article 258 TFUE repose sur la constatation objective du non-respect par un État membre des obligations que lui imposent le traité FUE ou un acte de droit dérivé ». Appliquant ce principe à la directive 2008/50, elle en déduit que « le fait que sont dépassées les valeurs limites fixées pour les polluants dans l’air ambiant suffit en lui-même pour pouvoir constater un manquement ». Par cette formule, la Cour confirme que l’obligation de respecter les seuils de pollution n’est pas une simple obligation de moyens, mais bien une obligation de résultat. La seule existence de mesures nationales, même ambitieuses, est sans pertinence pour apprécier la violation de l’article 13 de la directive si, en pratique, les niveaux de polluants demeurent supérieurs aux normes.

De surcroît, la Cour écarte l’argument de l’État membre qui tentait de minimiser la portée du manquement en soulignant son caractère géographiquement limité à une seule commune au sein de la zone de qualité de l’air concernée. Elle juge que, pour constater le dépassement d’une valeur limite, « il suffit qu’un niveau de pollution supérieur à cette valeur soit mesuré à un point de prélèvement isolé ». Cette solution confère à l’obligation une nature indivisible à l’échelle de chaque zone. Un État ne peut donc s’exonérer en arguant que la qualité de l’air est globalement satisfaisante sur le reste du territoire de la zone. Cette interprétation maximalise l’effet utile de la directive, en garantissant que la protection de la santé humaine s’applique uniformément sur l’ensemble des zones délimitées.

B. L’inopposabilité des justifications d’ordre socio-économique

Face au manquement objectivement constaté, l’État membre a tenté d’invoquer des circonstances particulières tenant à sa sécurité d’approvisionnement énergétique et à l’importance économique des centrales thermiques pour la région. Il mettait en balance la protection de l’environnement avec d’autres impératifs, notamment protégés par l’article 36 de la Charte des droits fondamentaux relatif à l’accès aux services d’intérêt économique général. La Cour rejette fermement cette ligne de défense. Elle constate que la directive « ne prévoit en tant que dérogation au respect de ces valeurs aucun intérêt public, ni économique, ni social ou sur le plan de la sécurité ».

Elle rappelle également qu’il est de jurisprudence établie « qu’il est sans pertinence que le manquement résulte de la volonté de l’État membre auquel il est imputable, de sa négligence ou bien encore de difficultés techniques auxquelles celui-ci aurait été confronté ». La protection de la santé humaine et de l’environnement, objectifs cardinaux de la directive, ne saurait être subordonnée à des considérations nationales, qu’elles soient économiques, sociales ou structurelles. En refusant de prendre en compte cet « héritage historique » industriel, la Cour envoie un signal clair : la transition vers un environnement sain prime sur la préservation des structures économiques polluantes, et il appartient aux États membres de trouver les moyens de concilier ces impératifs sans sacrifier leurs obligations juridiques européennes.

Cette conception exigeante de l’obligation de résultat se double d’un contrôle tout aussi rigoureux des mesures palliatives que les États sont tenus de mettre en place.

II. Le contrôle approfondi de l’adéquation des plans de qualité de l’air

Lorsqu’un État ne parvient pas à respecter les valeurs limites, la directive lui impose d’adopter des plans d’action pour corriger la situation. La Cour exerce sur ces plans un contrôle poussé, ne se contentant pas de leur simple existence formelle. Elle déduit leur inadéquation de la persistance même du dépassement (A) et en analyse minutieusement les carences formelles et substantielles (B).

A. La durée du dépassement, indice dirimant de l’inefficacité des mesures

Le second grief de la Commission portait sur la violation de l’article 23 de la directive, qui exige que les plans relatifs à la qualité de l’air prévoient des mesures appropriées pour que la période de dépassement « soit la plus courte possible ». La Cour développe ici un raisonnement d’une grande sévérité, en faisant de la durée du manquement la preuve même de l’insuffisance des actions correctives. Elle juge qu’une situation de dépassement systématique et persistant s’étalant sur plus de dix ans « démontre par elle-même, sans qu’il soit besoin d’examiner de manière plus détaillée le contenu des plans relatifs à la qualité de l’air établis », que l’État membre a failli à son obligation.

Ce faisant, la Cour instaure une quasi-présomption d’inefficacité des mesures nationales en cas de manquement prolongé. L’expression « la plus courte possible » n’est pas une formule vague laissant une marge d’appréciation infinie à l’État ; elle doit être interprétée strictement, à l’aune de l’impératif de protection de la santé. Un dépassement qui perdure douze ans après l’entrée en vigueur de l’obligation pour l’État concerné ne saurait, par définition, correspondre à la période « la plus courte possible ». Cette approche pragmatique et fondée sur le résultat allège considérablement la charge de la preuve pour la Commission dans les contentieux futurs.

B. Les carences formelles et substantielles du plan d’action

Au-delà de ce constat général, la Cour procède à une analyse concrète du plan national pour étayer sa conclusion. Cet examen révèle une double insuffisance. D’une part, le plan est formellement défaillant, car il « ne fournit pas d’estimation de l’amélioration de la qualité de l’air escomptée ni du délai prévu pour la réalisation des objectifs poursuivis », informations pourtant jugées d’une « importance primordiale » et requises par l’annexe XV de la directive. Sans calendrier ni objectifs chiffrés, un plan perd sa substance et devient une simple déclaration d’intention.

D’autre part, sur le fond, les mesures sont jugées inadéquates. La Cour relève qu’elles sont souvent « décrites de manière insuffisamment détaillée, sommaire ou vague », que certaines semblent « juridiquement non contraignantes », et que leur financement ou leur impact réel ne sont pas démontrés. Le renforcement des contrôles sur les installations industrielles est considéré comme une obligation ordinaire qui ne saurait constituer une mesure spécifique au sens de l’article 23. En se livrant à une critique aussi détaillée, la Cour précise ce qu’elle attend d’un plan de qualité de l’air : des actions concrètes, assorties d’un calendrier précis, d’un financement assuré et d’un caractère juridiquement contraignant, dont l’efficacité potentielle est crédible au regard de l’ampleur de la pollution à résorber. Le contrôle juridictionnel ne s’arrête pas à la façade, il pénètre au cœur de l’action administrative pour en évaluer la pertinence et l’effectivité.

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Hassan KOHEN
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