Cour de justice de l’Union européenne, le 12 mars 2014, n°C-457/12

Par un arrêt en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur l’étendue du droit de séjour dérivé des membres de la famille, ressortissants d’États tiers, d’un citoyen de l’Union qui travaille dans un autre État membre tout en continuant de résider dans son État membre de nationalité. En l’espèce, deux ressortissantes d’États tiers, l’une belle-mère et l’autre épouse de citoyens néerlandais, se sont vu refuser un titre de séjour par les autorités des Pays-Bas. Les citoyens de l’Union concernés n’avaient pas transféré leur résidence hors de leur État de nationalité, mais exerçaient leur activité professionnelle en Belgique, l’un y effectuant des voyages d’affaires réguliers, l’autre y travaillant quotidiennement en tant que travailleur frontalier. Saisi en dernière instance, le Raad van State néerlandais a adressé à la Cour plusieurs questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer si le droit de l’Union, et plus particulièrement la directive 2004/38 ou l’article 45 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, impose à un État membre d’accorder un droit de séjour à un ressortissant de pays tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union, lorsque ce dernier n’a pas transféré sa résidence dans un autre État membre mais y exerce une activité économique. La Cour de justice a jugé que la directive 2004/38 ne fonde aucun droit de séjour dans une telle situation. Elle a cependant précisé que l’article 45 TFUE peut conférer un tel droit, à la condition que son refus ait pour conséquence de dissuader le citoyen d’exercer sa liberté de circulation, condition dont l’appréciation relève du juge national.

La solution de la Cour clarifie ainsi la situation des membres de la famille des travailleurs frontaliers, en distinguant nettement le champ d’application de la législation dérivée de celui du droit primaire. Elle confirme une approche restrictive de la directive 2004/38 (I), tout en ménageant, sur le fondement du traité, une protection conditionnelle liée à l’effectivité de la libre circulation des travailleurs (II).

I. L’INAPPLICATION DE LA DIRECTIVE 2004/38 AU SÉJOUR DES MEMBRES DE FAMILLE DU TRAVAILLEUR FRONTALIER

La Cour de justice écarte l’application de la directive 2004/38 en se fondant sur une interprétation stricte de son champ d’application personnel (A), ce qui la conduit à opérer une distinction claire avec sa jurisprudence antérieure relative au citoyen de l’Union qui retourne dans son État de nationalité après avoir séjourné dans un autre État membre (B).

A. Une interprétation stricte du champ d’application personnel de la directive

La Cour rappelle d’abord que les droits conférés aux ressortissants d’États tiers par la directive 2004/38 ne sont pas des droits propres mais des droits dérivés de la qualité de membre de la famille d’un citoyen de l’Union. Elle souligne ensuite que ces droits ne naissent que lorsque le citoyen a exercé sa liberté de circulation. Or, selon l’article 3 de la directive, celle-ci ne s’applique qu’à « tout citoyen de l’Union qui se rend ou séjourne dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité ». La Cour en déduit logiquement que le texte ne vise pas la situation d’un citoyen qui, bien qu’exerçant une activité économique transfrontalière, n’a jamais établi sa résidence dans un autre État membre.

En l’espèce, les citoyens néerlandais concernés résidaient aux Pays-Bas, leur État de nationalité. Le simple fait de se rendre régulièrement en Belgique pour y travailler ne suffisait pas à les faire entrer dans le champ d’application matériel de la directive. En conséquence, la Cour conclut que les dispositions de ce texte « ne permettent pas de fonder un droit de séjour dérivé en faveur des ressortissants d’États tiers, membres de la famille d’un citoyen de l’Union, dans l’État membre dont ledit citoyen possède la nationalité ». Cette solution réaffirme que la directive a pour objet de régir les conditions de l’exercice du droit de libre circulation et de séjour sur le territoire *des autres* États membres, et non la situation purement interne d’un citoyen dans son propre pays.

B. La distinction maintenue avec la jurisprudence relative au retour du citoyen de l’Union

En refusant d’appliquer la directive, la Cour prend soin de distinguer la situation des travailleurs frontaliers de celle des citoyens de retour. Dans des arrêts comme *Singh* ou *Eind*, elle avait jugé que le membre de la famille d’un citoyen qui retourne dans son État d’origine, après avoir exercé une activité économique dans un État membre d’accueil, bénéficie des droits garantis par le droit de l’Union pour préserver l’effet utile de la liberté de circulation. Le droit au regroupement familial dans l’État d’origine était alors considéré comme le corollaire nécessaire de la mobilité précédemment exercée, sans lequel le citoyen aurait pu être dissuadé de se déplacer en premier lieu.

La différence fondamentale dans la présente affaire réside dans l’absence de tout séjour antérieur du citoyen de l’Union dans un autre État membre. Les personnes de référence n’étaient pas des citoyens de retour, mais des citoyens qui n’avaient jamais quitté leur État membre de résidence. Pour la Cour, le lien de rattachement avec le droit de l’Union est donc plus ténu, ne reposant que sur l’exercice d’une activité professionnelle transfrontalière et non sur un projet de vie impliquant un transfert de résidence. La directive, conçue pour faciliter l’intégration dans un État membre d’accueil, ne trouve donc pas de justification à s’appliquer dans un contexte où la résidence du citoyen demeure stable et purement nationale.

Si le droit dérivé est ainsi écarté, la Cour examine ensuite si le droit primaire, et en particulier la libre circulation des travailleurs, peut directement fonder un droit de séjour pour les membres de la famille.

II. LA RECONNAISSANCE CONDITIONNELLE D’UN DROIT DE SÉJOUR DÉRIVÉ FONDÉ SUR L’ARTICLE 45 TFUE

Après avoir fermé la porte de la directive 2004/38, la Cour en ouvre une autre par le biais de l’article 45 TFUE. Elle transpose une jurisprudence établie en matière de libre prestation de services pour garantir l’effet utile de la libre circulation des travailleurs (A), mais soumet le droit de séjour dérivé qui en découle au critère déterminant de l’effet dissuasif (B).

A. L’extension de la protection de la vie familiale pour garantir l’effet utile de la libre circulation

La Cour se réfère à sa jurisprudence *Carpenter*, rendue en matière de libre prestation de services, pour examiner si un raisonnement analogue peut s’appliquer aux travailleurs. Dans cet arrêt, elle avait jugé que le droit au respect de la vie familiale pouvait s’opposer au refus de séjour du conjoint d’un prestataire de services, lorsque ce refus était de nature à entraver l’exercice de la liberté garantie par le traité. La Cour confirme explicitement que cette approche est transposable à l’article 45 TFUE, affirmant que « l’effet utile du droit de libre circulation des travailleurs peut en effet requérir qu’un droit de séjour dérivé soit octroyé à un ressortissant d’un État tiers, membre de la famille du travailleur ».

Le fondement de ce droit de séjour n’est donc pas la protection de la vie familiale en elle-même, mais la nécessité d’éviter que des obstacles à celle-ci ne vident de sa substance une liberté économique fondamentale du marché intérieur. Un citoyen de l’Union pourrait être découragé de prendre un emploi dans un État membre voisin s’il ne pouvait maintenir une vie familiale normale dans son État de résidence. L’octroi d’un droit de séjour au membre de sa famille devient alors une mesure accessoire indispensable à l’exercice effectif de la liberté de circulation du travailleur.

B. La consécration du critère de l’effet dissuasif comme condition du droit de séjour

Toutefois, ce droit de séjour dérivé fondé sur l’article 45 TFUE n’est ni automatique ni inconditionnel. La Cour précise qu’il n’existe que « dès lors que le refus de l’octroi d’un tel droit de séjour a un effet dissuasif sur l’exercice effectif des droits que le travailleur concerné tire de l’article 45 TFUE, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier ». La charge de l’analyse est ainsi renvoyée au juge national, qui devra apprécier, au cas par cas, si l’absence du membre de la famille constitue une entrave réelle et effective à la mobilité du travailleur.

Pour guider cette analyse, la Cour fournit une indication en notant que la prise en charge d’un enfant par le membre de la famille est un élément pertinent. Cependant, elle nuance immédiatement en distinguant les situations : si dans l’affaire *Carpenter* la présence du conjoint qui s’occupait des enfants était jugée déterminante, « le seul fait qu’il pourrait paraître souhaitable qu’un tel accueil soit pris en charge par le ressortissant d’un État tiers, ascendant direct du conjoint du citoyen de l’Union, ne suffit pas en soi à constater un tel caractère dissuasif ». Ce faisant, elle suggère que le lien de parenté et la nature de la dépendance seront des facteurs décisifs. L’effet dissuasif sera vraisemblablement plus aisé à démontrer pour un conjoint s’occupant d’enfants en bas âge que pour un autre membre de la famille dont le soutien est moins essentiel à la continuité de la vie familiale. La solution offre donc une protection mesurée, dont la portée dépendra de l’appréciation concrète des faits par les juridictions nationales.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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