Cour de justice de l’Union européenne, le 12 mars 2015, n°C-538/13

Dans un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel d’une juridiction suprême nationale, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours des principes de transparence et d’égalité de traitement en matière de marchés publics. En l’espèce, un pouvoir adjudicateur avait lancé un appel d’offres pour l’acquisition d’un système d’alerte. Deux consortiums ont soumissionné, et l’un d’eux, bien qu’ayant proposé un prix inférieur, a vu son offre rejetée au profit de son concurrent. Le soumissionnaire évincé a engagé plusieurs recours devant les juridictions nationales, arguant notamment de l’existence de liens professionnels entre les experts désignés par le pouvoir adjudicateur pour évaluer les offres et les spécialistes mentionnés dans l’offre de l’attributaire du marché. Il soutenait également que les critères d’évaluation, formulés de manière très abstraite, ne lui avaient pas permis de comprendre les attentes réelles du pouvoir adjudicateur avant la communication des résultats de l’évaluation.

Après le rejet de ses demandes en première instance et en appel, le soumissionnaire évincé a formé un pourvoi en cassation. La juridiction suprême nationale, confrontée à l’interprétation des directives européennes relatives aux marchés publics, a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait principalement de déterminer, d’une part, si la seule existence de liens objectifs entre un expert et un soumissionnaire suffisait à caractériser une violation des principes de passation des marchés, sans qu’il soit nécessaire de prouver une partialité concrète. D’autre part, la juridiction de renvoi demandait si le délai de recours contre des critères d’attribution jugés trop abstraits pouvait commencer à courir non pas dès la publication de l’appel d’offres, mais seulement à compter de la notification des motifs détaillés de la décision d’attribution.

La Cour de justice répond que les principes du droit de l’Union imposent au pouvoir adjudicateur une obligation active de vérifier et de prévenir toute situation de conflit d’intérêts, sans que le soumissionnaire évincé ait à prouver la partialité effective des experts. Elle affirme que « le pouvoir adjudicateur est, en toute hypothèse, tenu de vérifier l’existence d’éventuels conflits d’intérêts et de prendre les mesures appropriées afin de prévenir, de détecter les conflits d’intérêts et d’y remédier ». En outre, la Cour juge que, si un soumissionnaire « raisonnablement informé et normalement diligent » n’a pu comprendre les conditions de l’appel d’offres qu’au moment de la communication des motifs de la décision, le délai de recours doit courir à partir de cette communication. L’arrêt apporte ainsi une double clarification, portant tant sur les obligations du pouvoir adjudicateur face à un risque de partialité que sur les droits procéduraux du soumissionnaire face à des critères d’évaluation ambigus.

Cet arrêt renforce les garanties d’impartialité dans le processus d’évaluation des offres (I), tout en sécurisant le droit à un recours effectif pour les soumissionnaires confrontés à des conditions d’appel d’offres imprécises (II).

**I. Le renforcement des garanties d’impartialité dans l’évaluation des offres**

La décision commentée consolide les principes fondamentaux de la commande publique en consacrant une approche objective du conflit d’intérêts (A) et en procédant à une répartition pragmatique de la charge de la preuve entre le pouvoir adjudicateur et le soumissionnaire (B).

**A. La consécration d’une approche objective du conflit d’intérêts**

La Cour de justice réaffirme avec force que les principes d’égalité de traitement et de transparence sont au cœur du droit des marchés publics. L’obligation de transparence, définie comme le corollaire du principe d’égalité, vise à « garantir l’absence de risque de favoritisme et d’arbitraire de la part du pouvoir adjudicateur ». C’est à l’aune de cet objectif que la Cour analyse la notion de conflit d’intérêts. Elle estime qu’une telle situation, par sa nature même, « comporte le risque que le pouvoir adjudicateur public se laisse guider par des considérations étrangères au marché en cause ».

En l’espèce, la Cour considère que des éléments factuels, tels que des liens professionnels ou académiques étroits entre les experts évaluateurs et le personnel de l’un des soumissionnaires, sont suffisants pour faire naître un doute légitime. La simple apparence de partialité peut ainsi suffire à vicier la procédure, car elle rompt la confiance que les opérateurs économiques doivent pouvoir placer dans l’objectivité du processus. Le pouvoir adjudicateur ne peut donc se contenter d’une neutralité passive ; il doit activement prévenir de telles situations. Cette approche objective permet de sanctionner non pas une faute avérée, mais un risque inacceptable de manquement aux obligations de neutralité, protégeant ainsi l’intégrité de la procédure de passation.

**B. Une répartition pragmatique de la charge de la preuve**

La conséquence logique de cette approche objective est un aménagement de la charge de la preuve. La Cour juge qu’il serait contraire au principe d’effectivité d’imposer au soumissionnaire évincé une preuve de la partialité concrète des experts. Elle énonce clairement qu’« il ne peut être exigé du soumissionnaire évincé qu’il prouve concrètement la partialité du comportement des experts ». Une telle exigence reviendrait à imposer une preuve quasi impossible à rapporter, le soumissionnaire n’ayant généralement pas accès aux informations internes du pouvoir adjudicateur ou aux délibérations des évaluateurs.

En conséquence, la Cour opère une bascule de la charge de la preuve. Il incombe au soumissionnaire qui s’estime lésé de présenter des éléments objectifs et concordants faisant douter de l’impartialité de la procédure. Une fois ces éléments présentés, c’est au pouvoir adjudicateur qu’il appartient de démontrer qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour « prévenir, de détecter les conflits d’intérêts et d’y remédier ». Cette solution pragmatique assure l’effectivité du droit au recours, car elle permet au juge de contrôler la diligence du pouvoir adjudicateur sans exiger du requérant une preuve diabolique. La Cour laisse cependant au droit national le soin de déterminer les conséquences juridiques d’une partialité avérée, notamment si son absence d’impact sur la décision finale peut être prise en compte.

**II. La sécurisation du droit au recours effectif face aux imprécisions des critères d’attribution**

Au-delà de la question de l’impartialité, l’arrêt apporte des précisions essentielles sur les conséquences de l’ambiguïté des critères d’attribution, en admettant une prorogation du délai de recours (A) tout en validant, sur le principe, le recours à un critère lié au degré de conformité de l’offre (B).

**A. La prorogation du délai de recours en cas de critères ambigus**

La Cour rappelle que l’exigence d’un recours efficace, posée par la directive 89/665, impose que les délais pour agir ne commencent à courir qu’à partir de la date où « le requérant a eu connaissance ou aurait dû avoir connaissance de la violation alléguée ». Appliquant ce principe à des critères d’attribution abstraits, la Cour admet qu’un soumissionnaire puisse n’en comprendre la portée réelle qu’au moment où le pouvoir adjudicateur lui communique les motifs de sa décision, en explicitant comment ces critères ont été appliqués.

Pour encadrer cette possibilité, elle recourt au standard du « soumissionnaire raisonnablement informé et normalement diligent ». Il appartiendra donc au juge national de vérifier si, en l’espèce, un tel soumissionnaire était objectivement incapable de déceler l’ambiguïté des critères avant de soumissionner. Le fait que l’entreprise ait pu déposer une offre sans demander d’éclaircissements préalables sera un élément d’appréciation pertinent. Si cette incapacité est avérée, le principe de sécurité juridique, qui justifie la fixation de délais de recours stricts, doit céder le pas au principe d’effectivité. Le droit de contester la légalité de l’appel d’offres est alors ouvert jusqu’à l’expiration du délai de recours contre la décision d’attribution elle-même, offrant une seconde chance au soumissionnaire piégé par une formulation obscure.

**B. La validation du degré de conformité comme critère d’évaluation**

Enfin, la Cour répond à la question de savoir si un pouvoir adjudicateur peut légalement utiliser comme critère d’évaluation « le degré de conformité » des offres aux exigences de la documentation de l’appel d’offres. La réponse de la Cour est affirmative, sous réserve du respect des principes fondamentaux de la commande publique. Elle rappelle que la liste des critères d’attribution figurant à l’article 53 de la directive 2004/18 n’est pas exhaustive, comme l’indique l’emploi des termes « par exemple ».

Le pouvoir adjudicateur dispose donc d’une certaine liberté pour définir les critères les plus pertinents pour apprécier l’offre économiquement la plus avantageuse « de son point de vue ». Un critère fondé sur le degré de conformité aux exigences est considéré comme étant lié à l’objet du marché et, en principe, non discriminatoire. Il permet de valoriser les offres qui ne se contentent pas de répondre au minimum requis, mais qui démontrent une compréhension fine des besoins et une adéquation poussée avec le cahier des charges. Cette solution offre une souplesse appréciable aux pouvoirs adjudicateurs, à condition que ce critère soit appliqué de manière transparente et non arbitraire, ce qui renvoie indirectement à la nécessité de formuler des exigences initiales suffisamment claires.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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