Un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne rendu en matière fiscale offre une illustration précise des principes régissant l’application dans le temps du droit de l’Union, notamment à la suite de l’adhésion d’un nouvel État membre. En l’espèce, une société filiale avait bénéficié, entre 2002 et 2004, d’une série de prêts de la part de sa société mère. Conformément à la législation nationale alors en vigueur, ces opérations avaient fait l’objet d’un impôt sur les actes de droit civil. Postérieurement à l’adhésion de cet État à l’Union européenne le 1er mai 2004, ces prêts furent convertis en capital social par une augmentation de celui-ci en 2005. Cette augmentation de capital fut à son tour soumise à l’impôt sur les actes de droit civil par l’administration fiscale nationale.
La société concernée contesta cette seconde imposition, arguant qu’elle constituait une double imposition prohibée par la directive 69/335/CEE, désormais applicable. Après le rejet de sa réclamation administrative puis de son recours contentieux en première instance, l’affaire fut portée devant la juridiction administrative suprême. Cette dernière, confrontée à une question d’articulation entre le droit national antérieur et le droit de l’Union nouvellement applicable, décida de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il était demandé en substance si l’interdiction de soumettre une augmentation de capital au droit d’apport lorsque les prêts convertis ont déjà été taxés s’appliquait dans une situation où la taxation initiale des prêts était intervenue avant l’adhésion de l’État membre à l’Union, tandis que la conversion en capital était postérieure à cette adhésion.
La Cour de justice répond par l’affirmative, considérant que la directive impose de tenir compte de la taxation antérieure des prêts, même si celle-ci a eu lieu avant l’adhésion. Pour ce faire, la Cour s’appuie sur une distinction fondamentale concernant l’application de la loi dans le temps, affirmant l’application immédiate du droit de l’Union aux situations nées antérieurement (I), ce qui conduit à une neutralisation effective des doubles impositions dans un contexte d’élargissement (II).
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**I. L’application immédiate du droit de l’Union aux effets futurs d’une situation antérieure**
La Cour de justice fonde sa solution sur le principe selon lequel les règles nouvelles s’appliquent immédiatement, sans pour autant conférer un effet rétroactif à la directive. Elle articule son raisonnement en distinguant clairement le champ temporel de la norme de l’Union (A) de la nature de l’opération fiscale en cause (B).
**A. La distinction entre application immédiate et rétroactivité**
La Cour rappelle avec constance qu’« une règle nouvelle s’applique immédiatement aux effets futurs d’une situation née sous l’empire de la règle ancienne ». Ce principe directeur permet de résoudre la tension entre l’entrée en vigueur de la directive 69/335/CEE en Pologne au 1er mai 2004 et les opérations de prêt conclues antérieurement. L’événement pertinent pour l’application de la directive n’est pas l’octroi des prêts, mais leur conversion en capital, laquelle est intervenue en 2005, soit après l’adhésion. La Cour juge donc que soumettre cette conversion aux règles de la directive ne constitue pas une application rétroactive, mais une application immédiate de la norme à une opération juridique qui se réalise pleinement sous son empire.
Cette approche évite de remettre en cause des situations juridiques définitivement constituées avant l’adhésion, tout en assurant la pleine effectivité du droit de l’Union dès son entrée en vigueur pour les situations en cours ou futures. La taxation des prêts, effectuée selon la loi nationale alors en vigueur, reste un fait acquis. Cependant, les conséquences futures de ces prêts, comme leur transformation en capital, tombent sous l’empire de la nouvelle loi, c’est-à-dire la directive. La Cour écarte ainsi l’argument selon lequel les faits générateurs seraient entièrement situés dans une période pré-adhésion.
**B. La prohibition de double taxation comme règle nouvelle à effet immédiat**
La règle en cause, issue de l’article 5, paragraphe 3, second tiret, de la directive, est celle qui interdit de prendre en compte, pour le calcul du droit d’apport, le montant de prêts convertis en parts sociales ayant déjà été soumis à ce même droit. La Cour analyse cette disposition comme ayant « pour seul objet et pour seule portée d’empêcher une double taxation de la même base d’imposition ». En tant que telle, cette règle s’applique dès son entrée en vigueur, soit le jour de l’adhésion, à toute opération de conversion de prêts en capital réalisée à partir de cette date.
L’application de cette règle implique nécessairement de vérifier si une imposition a déjà eu lieu. Le fait que cette imposition antérieure soit intervenue sur la base d’une législation nationale pré-adhésion est sans incidence. La Cour ne remet pas en cause la légalité de cette première taxation, mais l’utilise comme un fait objectif pour déclencher le mécanisme de non-double imposition prévu par la directive. Il ne s’agit pas d’appliquer la directive à l’imposition passée, mais d’appliquer à l’imposition présente une règle qui requiert de prendre en compte un événement passé.
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**II. La portée de la solution : la neutralisation de la double imposition dans le contexte de l’élargissement**
En consacrant l’application immédiate du principe de non-double imposition, la Cour en précise la portée pratique pour les États membres adhérents (A) et renforce la sécurité juridique pour les opérateurs économiques (B).
**A. L’obligation de tenir compte des impositions pré-adhésion**
La conséquence directe du raisonnement de la Cour est d’imposer aux autorités nationales une obligation concrète. Lors de la taxation d’une augmentation de capital post-adhésion, elles doivent vérifier si les fonds correspondants, en l’occurrence des créances de prêt, ont déjà fait l’objet d’une taxation équivalente au droit d’apport sous l’empire de la législation nationale antérieure. Si tel est le cas, le mécanisme de déduction ou d’exonération prévu par la directive doit jouer pleinement. La Cour précise que cela « ne revient nullement à l’appliquer rétroactivement à des faits antérieurs à l’adhésion de cet État membre, mais seulement à appliquer à compter de son entrée en vigueur l’interdiction d’une double taxation qu’elle comporte ».
Cette solution garantit une application uniforme de la directive sur tout le territoire de l’Union, en évitant que la chronologie de l’élargissement ne crée des discriminations entre les sociétés. La Cour laisse toutefois au juge national le soin de vérifier si « les éléments imposés antérieurement […] correspondent entièrement ou partiellement aux éléments imposés postérieurement », ce qui relève de l’appréciation souveraine des faits et de la qualification juridique opérée par le droit national.
**B. Le renforcement de la sécurité juridique des opérateurs économiques**
Au-delà de sa technicité fiscale, cette décision revêt une portée significative en matière de sécurité juridique et de confiance légitime. Les entreprises qui ont réalisé des opérations financières avant l’adhésion de leur État à l’Union sont ainsi assurées que les transactions futures relatives à ces mêmes opérations seront traitées conformément aux principes du marché intérieur. Une solution contraire aurait créé une situation inéquitable, pénalisant une société pour des opérations de restructuration financière purement internes au motif que le capital avait été apporté en deux temps, de part et d’autre d’une frontière temporelle juridique.
En garantissant qu’un même apport de capital ne sera pas taxé deux fois, la Cour de justice confère une prévisibilité bienvenue aux stratégies financières des entreprises. Elle confirme que l’adhésion à l’Union européenne a pour effet d’intégrer les opérateurs économiques dans un ordre juridique qui, s’il ne remet pas en cause le passé, entend régir le présent et l’avenir de manière cohérente et harmonisée, en particulier dans un domaine aussi central que la fiscalité des rassemblements de capitaux.