L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 5 septembre 2019 vient préciser les modalités de calcul de la marge de préjudice dans le cadre d’une procédure antidumping. En l’espèce, un producteur-exportateur de bicyclettes s’est vu imposer un droit antidumping par un règlement de la Commission européenne. Saisissant le Tribunal de l’Union européenne d’un recours en annulation, la société requérante a obtenu gain de cause, le Tribunal ayant jugé que la Commission avait commis une erreur manifeste d’appréciation. Plus précisément, le Tribunal a considéré que la Commission n’aurait pas dû déduire les frais d’assemblage postérieurs à l’importation lors de la construction du prix à l’exportation, étape nécessaire au calcul de la marge de préjudice. La Commission a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant que l’interprétation du Tribunal était erronée en droit. La question juridique posée à la Cour était donc de savoir si, lors de la construction du prix à l’exportation sur la base du prix de revente au premier acheteur indépendant, les frais d’assemblage encourus après l’importation dans l’Union devaient être déduits. La Cour de justice répond par l’affirmative, cassant l’arrêt du Tribunal. Elle juge que pour établir un prix à l’exportation fiable au niveau de la frontière de l’Union et permettre une comparaison équitable avec la valeur normale du produit, il est impératif de déduire tous les frais encourus entre l’importation et la revente, y compris les frais d’assemblage. Statuant ensuite au fond, la Cour rejette le recours initial de la société exportatrice.
La solution de la Cour de justice consacre une interprétation téléologique de la réglementation antidumping (I), qui a pour effet de conforter le pouvoir d’appréciation de la Commission dans la détermination du préjudice (II).
I. La consécration d’une interprétation téléologique du règlement antidumping
La Cour de justice, en censurant l’analyse du Tribunal, écarte une lecture littérale du règlement de base (A) pour faire prévaloir l’objectif de comparabilité des prix qui sous-tend le mécanisme de construction du prix à l’exportation (B).
A. Le rejet d’une approche littérale des ajustements au prix à l’exportation
Le Tribunal avait estimé que la Commission ne pouvait déduire les frais d’assemblage, au motif que ceux-ci ne figuraient pas dans la liste des ajustements explicitement prévus par le règlement de base. Cette interprétation reposait sur une lecture stricte du texte, considérant la liste des déductions comme étant limitative. Une telle approche offrait une prévisibilité juridique accrue pour les opérateurs économiques, mais elle risquait de ne pas refléter la réalité économique de certaines transactions commerciales complexes.
La Cour de justice rejette sans équivoque cette analyse en affirmant que le Tribunal « a commis une erreur de droit en jugeant que la liste des éléments énumérés à [l’article pertinent] du règlement de base […], pour lesquels des ajustements doivent être opérés, présentait un caractère exhaustif ». Ce faisant, elle refuse de s’enfermer dans une énumération textuelle et privilégie une méthode plus souple et plus réaliste, apte à saisir la substance économique de l’opération d’importation. La non-exhaustivité de la liste permet ainsi d’adapter le calcul à la spécificité des montages commerciaux mis en œuvre par les exportateurs.
B. La primauté de l’objectif de comparaison équitable
En affirmant le caractère non exhaustif de la liste des déductions, la Cour rappelle la finalité même de la construction du prix à l’exportation. Cet exercice vise à reconstituer un prix comparable à la valeur normale, c’est-à-dire un prix « au niveau de la frontière de l’Union ». Pour y parvenir, il est nécessaire de purger le prix de revente de tous les éléments de coût qui lui ont été ajoutés après le passage de cette frontière. La Cour souligne que l’objectif est d’assurer une « comparaison équitable » entre le prix à l’exportation et la valeur normale du produit.
Les frais d’assemblage, bien que non listés, constituent des coûts manifestement encourus après l’importation qui augmentent artificiellement le prix de revente au premier acheteur indépendant. Ne pas les déduire reviendrait à comparer une valeur normale, mesurée à la sortie de l’usine dans le pays d’origine, avec un prix à l’exportation qui inclut des opérations de transformation ou de finition réalisées au sein même de l’Union. Une telle comparaison serait faussée et sous-estimerait le niveau réel du dumping et du préjudice qui en résulte pour l’industrie de l’Union.
En privilégiant cette approche finaliste, la Cour de justice renforce la logique économique du dispositif antidumping et prévient son contournement. Cette interprétation a pour conséquence directe de valider la méthode de calcul de la Commission et, plus largement, d’asseoir son pouvoir d’appréciation.
II. Le renforcement du pouvoir d’appréciation de la Commission
La portée de cet arrêt dépasse la simple question technique des frais d’assemblage. Il emporte des conséquences sur l’étendue des ajustements possibles au prix à l’exportation (A) et, par voie de conséquence, sur la détermination de la marge de préjudice (B).
A. L’élargissement du champ des ajustements admissibles
En jugeant que la liste des ajustements n’est pas exhaustive, la Cour de justice accorde à la Commission une marge d’appréciation significative. L’institution est désormais fondée à déduire tout coût postérieur à l’importation qui est inclus dans le prix de revente, pourvu que cette déduction soit nécessaire à l’établissement d’une comparaison équitable. Cette solution accroît la flexibilité de l’instrument antidumping, lui permettant de s’adapter à des schémas d’importation où une part substantielle de la valeur est ajoutée au sein de l’Union.
Cette appréciation au cas par cas peut cependant être perçue comme une source d’insécurité juridique pour les producteurs-exportateurs. Ces derniers pourraient avoir des difficultés à anticiper avec certitude l’ensemble des coûts qui seront retranchés par la Commission lors de la construction du prix à l’exportation. Néanmoins, cette approche pragmatique apparaît comme une condition nécessaire à l’efficacité de la politique commerciale de l’Union, en particulier face à des stratégies visant à minimiser le prix à l’exportation déclaré en externalisant certaines opérations dans l’Union.
B. L’impact sur le calcul de la marge de préjudice
La valeur de cet arrêt réside principalement dans ses conséquences sur le calcul de la marge de préjudice. En validant la déduction de coûts supplémentaires comme les frais d’assemblage, la Cour admet une méthode qui conduit mécaniquement à une diminution du prix à l’exportation construit. Or, plus ce prix à l’exportation est bas, plus l’écart avec le prix de vente de l’industrie de l’Union est important, et plus la marge de sous-cotation du prix, élément central du calcul du préjudice, est élevée.
Cette décision a donc une portée considérable pour l’avenir. Elle constitue un arrêt de principe qui clarifie la méthode de calcul et renforce les outils à la disposition de la Commission pour protéger l’industrie de l’Union contre les pratiques de dumping. En avalisant une interprétation extensive des ajustements possibles, la Cour envoie un signal clair aux opérateurs économiques : les montages consistant à importer des produits semi-finis pour les assembler dans l’Union ne permettent pas d’échapper à une évaluation rigoureuse du prix à l’exportation et à l’application de mesures de défense commerciale qui en découlent.