Dans une décision rendue sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions dans lesquelles un opérateur économique peut être exclu d’une procédure de passation de marché public. En l’espèce, une entité adjudicatrice polonaise avait annulé l’attribution d’un marché à deux sociétés au motif qu’elles devaient être impérativement exclues en application d’une disposition du droit national. Cette loi imposait l’exclusion de tout opérateur économique si un précédent contrat avait été résilié en raison de circonstances qui lui étaient imputables, dès lors que cette résiliation était intervenue dans les trois ans précédant la procédure et que la partie non exécutée représentait au moins 5 % du montant total du marché. Saisie par les sociétés évincées, l’instance de recours nationale a interrogé la Cour sur la compatibilité d’une telle réglementation avec le droit de l’Union, notamment la directive 2004/18/CE. La question centrale posée à la Cour était de savoir si la notion de « faute grave en matière professionnelle », prévue par la directive comme une cause d’exclusion facultative, pouvait justifier une législation nationale instaurant un mécanisme d’exclusion automatique fondé sur des critères prédéfinis. La Cour de justice répond par la négative, considérant qu’une telle réglementation nationale est contraire au droit de l’Union. Elle juge que l’exclusion pour faute grave ne saurait être automatique et doit reposer sur une appréciation concrète du comportement de l’opérateur par le pouvoir adjudicateur. La solution retenue par la Cour circonscrit la notion de faute grave susceptible de justifier une exclusion (I), réaffirmant par là même la prééminence des principes fondamentaux du droit des marchés publics (II).
I. L’encadrement strict de la faculté d’exclusion pour faute professionnelle
La Cour de justice précise le contenu de la notion de « faute grave en matière professionnelle » (A) afin de rejeter toute automaticité dans la mise en œuvre de l’exclusion d’un opérateur économique (B).
A. Une conception finaliste de la faute grave
La Cour rappelle que la notion de « faute en matière professionnelle » doit s’entendre largement, comme couvrant « tout comportement fautif qui a une incidence sur la crédibilité professionnelle de l’opérateur en cause ». Elle ne se limite donc pas aux seules violations de normes déontologiques sanctionnées par un organe disciplinaire. Ainsi, l’inobservation par un opérateur de ses obligations contractuelles antérieures peut, en principe, constituer une telle faute.
Toutefois, la Cour insiste sur le qualificatif « grave » apposé à la faute. Pour qu’une faute puisse être qualifiée de grave, elle ne peut résulter de n’importe quelle défaillance contractuelle. La Cour énonce clairement que « la notion de «faute grave» doit être comprise comme se référant normalement à un comportement de l’opérateur économique en cause qui dénote une intention fautive ou une négligence d’une certaine gravité de sa part ». Une simple exécution incorrecte ou imprécise d’un contrat, si elle peut révéler une compétence professionnelle limitée, n’est pas automatiquement constitutive d’une faute grave. Cette interprétation exige du pouvoir adjudicateur qu’il procède à une analyse spécifique du comportement de l’opérateur, ce qui est incompatible avec un mécanisme d’exclusion automatique.
B. Le rejet d’un mécanisme d’exclusion automatique
La Cour censure la réglementation nationale en ce qu’elle substitue une logique d’automaticité à l’appréciation individualisée requise par la directive. Le législateur national avait en effet défini des critères objectifs, à savoir une résiliation imputable à l’opérateur dans les trois dernières années et un seuil de 5 % d’inexécution, dont la réunion entraînait obligatoirement l’exclusion de l’opérateur. Or, la Cour juge qu’une telle automaticité contrevient à l’esprit de la directive.
D’une part, la notion de « circonstances imputables » utilisée par la loi nationale est jugée beaucoup trop large et ne saurait se substituer à celle de « faute grave » qui implique un élément intentionnel ou une négligence caractérisée. D’autre part, en fixant des paramètres rigides, la loi prive le pouvoir adjudicateur de toute marge d’appréciation pour évaluer, au cas par cas, la gravité réelle du manquement et le degré de fiabilité de l’opérateur. La Cour conclut que la réglementation nationale « impose […] aux pouvoirs adjudicateurs des conditions impératives et des conclusions à tirer automatiquement de certaines circonstances, excédant ainsi la marge d’appréciation dont disposent les États membres ». Ce faisant, elle ne se limite pas à préciser les conditions d’application de la directive mais crée une nouvelle cause d’exclusion, plus sévère et incompatible avec le droit de l’Union.
En censurant cette dérive nationale, la Cour réaffirme avec force les principes directeurs qui gouvernent le droit de la commande publique et garantissent un juste équilibre entre les intérêts des pouvoirs adjudicateurs et les droits des opérateurs économiques.
II. La réaffirmation des principes directeurs du droit des marchés publics
Cette décision est l’occasion pour la Cour de rappeler la nécessaire proportionnalité des mesures d’exclusion (A) et de confirmer le caractère exhaustif des motifs d’exclusion relatifs aux qualités professionnelles des opérateurs (B).
A. Le respect du principe de proportionnalité
Bien que le principe de proportionnalité ne soit pas mentionné explicitement dans le dispositif de l’arrêt, il sous-tend l’ensemble du raisonnement de la Cour. En exigeant une « appréciation concrète et individualisée de l’attitude de l’opérateur économique concerné », la Cour s’assure que la mesure d’exclusion, qui porte gravement atteinte à la liberté d’entreprendre et au principe de libre concurrence, n’est prononcée que lorsque cela est strictement nécessaire.
Un mécanisme qui impose l’exclusion automatique pour une inexécution contractuelle représentant seulement 5 % de la valeur d’un marché précédent, sans tenir compte des raisons de cette défaillance, de l’importance du marché en question ou des éventuelles mesures correctrices prises par l’opérateur, apparaît manifestement disproportionné. L’objectif de la directive est d’écarter les opérateurs « réellement peu fiables », non de sanctionner toute erreur passée de manière indifférenciée. La solution de la Cour protège ainsi les opérateurs économiques contre des réglementations nationales excessivement rigoureuses qui entraveraient une concurrence saine et ouverte. L’appréciation au cas par cas permet de garantir que la sanction est adaptée à la gravité du comportement.
B. Le caractère exhaustif des causes d’exclusion
La Cour profite de sa seconde réponse pour réitérer une jurisprudence bien établie. Elle rappelle que l’article 45, paragraphe 2, de la directive 2004/18 « énumère, de manière exhaustive, les causes susceptibles de justifier l’exclusion d’un opérateur économique de la participation à un marché pour des raisons, fondées sur des éléments objectifs, tenant à ses qualités professionnelles ». Par conséquent, les États membres ne sont pas autorisés à ajouter à cette liste de nouvelles causes d’exclusion qui seraient fondées sur des critères relatifs à la qualité professionnelle.
La Cour constate que la cause d’exclusion prévue par la loi polonaise, fondée sur une défaillance contractuelle passée, se rapporte bien à la qualité professionnelle de l’opérateur. Dès lors qu’il a été jugé que cette disposition nationale ne constituait pas une simple transposition de la notion de « faute grave en matière professionnelle », elle ne peut être admise comme une cause d’exclusion autonome. Cette position rigoureuse garantit une application uniforme du droit des marchés publics au sein de l’Union et prévient le risque de protectionnisme déguisé que pourraient engendrer des législations nationales créant des motifs d’exclusion spécifiques. L’arrêt renforce ainsi la sécurité juridique pour les opérateurs économiques qui participent à des procédures de passation de marchés dans l’ensemble de l’Union européenne.