Par un arrêt en date du 17 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en première chambre, s’est prononcée sur les conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union en raison d’un dépassement du délai raisonnable de jugement.
Deux sociétés avaient été sanctionnées par une décision de la Commission pour une infraction aux règles de la concurrence. Elles ont introduit un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne. Par des arrêts rendus le 16 novembre 2011, après une procédure ayant duré près de cinq ans et neuf mois, le Tribunal a rejeté leurs recours. Les pourvois formés contre ces arrêts ont ensuite été rejetés par la Cour de justice. Estimant la durée de la procédure devant le Tribunal excessive, les deux sociétés ont engagé une nouvelle action en indemnité contre l’Union européenne. Par un arrêt du 17 février 2017, le Tribunal a reconnu l’existence d’une violation du délai raisonnable de jugement et a condamné l’Union à indemniser une partie du préjudice matériel subi, correspondant aux frais de garantie bancaire constituée pour éviter le paiement immédiat de l’amende. Le Tribunal a cependant rejeté la demande d’indemnisation des intérêts de retard supplémentaires payés en raison de l’allongement de la procédure. L’Union européenne et les deux sociétés ont alors formé des pourvois contre cet arrêt.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait à déterminer si le choix d’une entreprise de constituer une garantie bancaire plutôt que de s’acquitter d’une amende rompt le lien de causalité entre le dépassement du délai raisonnable de jugement et les frais afférents à cette garantie. Il s’agissait également de savoir si le paiement d’intérêts de retard additionnels, en conséquence de ce même dépassement, constitue par lui-même un préjudice réel et certain ouvrant droit à réparation.
La Cour de justice annule la décision du Tribunal sur le premier point, jugeant que « le préjudice consistant dans les frais de garantie résulte non pas de ladite décision, mais du propre choix de l’intéressé de constituer une garantie plutôt que d’exécuter immédiatement l’obligation ». Elle confirme en revanche le raisonnement du Tribunal sur le second point, en estimant que la preuve d’un préjudice réel et certain n’avait pas été apportée concernant les intérêts de retard. La Cour précise en effet que le gain tiré de la jouissance du montant de l’amende non payée doit être déduit des intérêts versés pour évaluer le préjudice effectif.
Cette décision conduit à examiner la conception stricte du lien de causalité retenue par la Cour (I), avant d’analyser la portée d’une solution jurisprudentielle qui s’avère rigoureuse pour le justiciable (II).
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I. L’affirmation d’une conception stricte du lien de causalité en matière de responsabilité non contractuelle
La Cour de justice a précisé les contours du lien de causalité en distinguant nettement la situation des frais de garantie de celle des intérêts moratoires. Elle a ainsi exclu l’indemnisation des frais de garantie en raison du choix initial et continu du justiciable (A), tout en confirmant l’exigence de la preuve d’une perte financière nette pour la réparation du préjudice lié aux intérêts de retard (B).
A. L’exclusion de l’indemnisation des frais de garantie en raison du choix du justiciable
Le Tribunal avait considéré que le choix de constituer une garantie bancaire ne rompait pas le lien de causalité avec le préjudice né de la durée excessive de la procédure, car cette durée était imprévisible au moment de ce choix. La Cour de justice censure ce raisonnement en opérant une distinction fondamentale. Elle estime que si la constitution de la garantie est un choix ponctuel, son maintien dans le temps relève d’une décision continue et d’une libre appréciation de l’entreprise.
La Cour énonce que « tout comme la constitution de la garantie bancaire, le maintien de celle-ci relève de la libre appréciation de l’entreprise concernée au regard de ses intérêts financiers ». Ainsi, l’entreprise aurait pu à tout moment décider de payer l’amende pour mettre fin aux frais de garantie, notamment lorsqu’elle constatait que la procédure s’allongeait au-delà du prévisible. Le préjudice ne découle donc pas directement de la faute de l’Union, mais de la stratégie financière de l’entreprise qui a préféré maintenir la garantie. La cause déterminante du dommage réside dans ce choix renouvelé, et non dans la violation du délai raisonnable de jugement. Cette interprétation place la gestion du risque temporel entièrement à la charge du justiciable.
B. L’exigence de la preuve d’une perte financière nette pour les intérêts moratoires
Concernant le préjudice allégué du fait du paiement d’intérêts de retard supplémentaires, la Cour adopte une approche différente mais tout aussi rigoureuse. Elle confirme la position du Tribunal qui avait rejeté la demande d’indemnisation faute de preuve d’un préjudice réel et certain. Les requérantes soutenaient que les intérêts additionnels constituaient en eux-mêmes un coût directement lié à l’allongement de la procédure.
Toutefois, la Cour rappelle qu’un préjudice n’existe que si les coûts engendrés par le comportement fautif de l’institution sont supérieurs aux gains qu’il a pu procurer. En l’espèce, en ne payant pas l’amende, la société a conservé la jouissance de la somme correspondante. Ce bénéfice financier doit être mis en balance avec le coût des intérêts de retard. La Cour précise qu’« il ne saurait être considéré qu’il existe un préjudice […] que lorsque la différence nette entre les frais et les gains découlant du comportement reproché à ladite institution est négative ». Il incombait donc aux requérantes de démontrer que le coût des intérêts de retard était supérieur à l’avantage retiré de la disposition des fonds, preuve qui n’a pas été apportée en l’espèce.
II. La consolidation d’une solution jurisprudentielle rigoureuse pour le justiciable
L’arrêt commenté, en définissant strictement les conditions de la réparation, renforce une ligne jurisprudentielle exigeante pour les entreprises qui cherchent à engager la responsabilité de l’Union. Cette rigueur se manifeste à travers le caractère discutable de la rupture du lien causal concernant la garantie (A) et par une approche pragmatique mais très contraignante de l’évaluation du préjudice financier (B).
A. Le caractère discutable de la rupture du lien causal par le maintien de la garantie
La solution retenue par la Cour quant aux frais de garantie bancaire apparaît particulièrement sévère. En considérant que le maintien de la garantie est un choix autonome qui rompt le lien de causalité, la Cour neutralise en pratique la possibilité d’obtenir réparation pour ce type de préjudice. Or, on peut s’interroger sur le caractère véritablement « libre » de ce choix lorsque la procédure s’éternise en raison d’une faute imputable à la juridiction elle-même.
L’entreprise est placée face à un dilemme : soit elle paie une amende qu’elle conteste et dont elle espère l’annulation, perdant ainsi la disponibilité des fonds, soit elle subit des frais de garantie croissants en raison d’un dysfonctionnement dont elle n’est pas responsable. En faisant peser l’intégralité de ce risque sur le justiciable, la Cour protège les finances de l’Union mais limite considérablement la portée du droit à réparation pour violation du délai raisonnable. L’analyse de la causalité semble ici guidée par une volonté de limiter les conséquences budgétaires de la responsabilité de l’Union.
B. L’approche pragmatique mais exigeante de l’évaluation du préjudice financier
S’agissant des intérêts de retard, l’approche de la Cour est économiquement fondée et s’inspire du principe de la *compensatio lucri cum damno*. Il est logique de ne pas indemniser une partie qui, au final, n’a subi aucune perte nette. Cette solution évite un enrichissement sans cause du requérant qui aurait à la fois profité des fonds et obtenu le remboursement des intérêts.
Cependant, cette approche se traduit par une charge probatoire très lourde pour le justiciable. Démontrer que le rendement obtenu sur les marchés financiers avec la somme non versée est inférieur au taux des intérêts de retard imposé par la Commission peut s’avérer complexe. Cela suppose une analyse financière rétrospective difficile à produire et à objectiver devant le juge. En pratique, cette exigence rend l’indemnisation de ce type de préjudice hautement improbable. La rigueur de la preuve vient donc renforcer la rigueur du fond du droit, confirmant que la voie de la responsabilité non contractuelle de l’Union demeure particulièrement étroite.