Cour de justice de l’Union européenne, le 13 juillet 2006, n°C-438/04

Par un arrêt du 13 juillet 2006, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’étendue des obligations pesant sur les autorités réglementaires nationales en matière de portabilité des numéros de téléphonie mobile. En l’espèce, une autorité de régulation avait, par une décision, fixé le coût d’établissement maximal applicable lors du transfert d’un numéro entre opérateurs, en se fondant sur un modèle théorique d’opérateur efficace. Un opérateur de téléphonie mobile, s’estimant lésé par des tarifs qu’il jugeait trop élevés, a introduit un recours contre cette décision devant la cour d’appel de Bruxelles. Cette juridiction, confrontée à des difficultés d’interprétation du droit communautaire, a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur plusieurs points. Les questions préjudicielles portaient essentiellement sur la portée de l’obligation d’orientation des tarifs en fonction des coûts, prévue par la directive « service universel », et sur l’étendue du contrôle exercé par l’organisme de recours, garantie par la directive « cadre ». Il s’agissait de savoir si les coûts d’établissement initiaux étaient inclus dans la notion de « tarification de l’interconnexion » et si l’autorité de régulation pouvait fixer un prix maximal *ex ante*. La question de l’accès du juge aux données confidentielles utilisées par le régulateur était également posée. La Cour y répond en consacrant une vision large des pouvoirs de régulation visant à garantir l’effectivité de la concurrence, tout en réaffirmant les exigences d’une protection juridictionnelle effective.

I. La consécration d’une approche économique extensive de la portabilité des numéros

La Cour de justice adopte une interprétation large de la réglementation des coûts liés à la portabilité, permettant aux autorités nationales d’encadrer efficacement le marché. Cette solution repose sur une lecture finaliste des obligations de tarification (A) qui justifie la validation d’un pouvoir de fixation des prix *ex ante* (B).

A. Une interprétation téléologique de la notion de tarification de l’interconnexion

La Cour de justice devait déterminer si l’obligation d’orienter les tarifs en fonction des coûts, imposée par la directive « service universel », s’appliquait uniquement aux coûts récurrents de trafic ou si elle englobait également les coûts fixes d’établissement supportés par l’opérateur donneur. La juridiction communautaire retient une acception large en jugeant que « la tarification de l’interconnexion liée à la fourniture de la portabilité des numéros […] concerne les coûts de trafic des numéros portés et les coûts d’établissement encourus par les opérateurs ». Cette interprétation est directement commandée par la finalité de la directive, qui est de favoriser la concurrence en levant les obstacles au changement d’opérateur pour le consommateur.

En effet, exclure les coûts d’établissement du champ de la régulation aurait considérablement affaibli l’effectivité du droit à la portabilité. Des opérateurs historiques, disposant d’une large base de clientèle, auraient pu imposer des frais d’établissement prohibitifs à leurs concurrents, lesquels auraient été contraints de les répercuter, directement ou indirectement, sur le consommateur final. Un tel mécanisme risquerait de « dissuader les consommateurs de faire usage de cette facilité », vidant ainsi de sa substance l’un des principaux leviers concurrentiels du secteur des télécommunications. Le raisonnement de la Cour privilégie donc l’effet utile de la norme sur une lecture littérale et restrictive de la notion d’interconnexion, assurant ainsi une régulation complète et cohérente de l’ensemble des frais associés au portage d’un numéro.

B. La validation du pouvoir de régulation tarifaire ex ante des autorités nationales

Une fois le champ de la régulation précisé, la Cour examine les modalités de cette dernière. Elle valide la méthode retenue par l’autorité nationale, qui consiste à fixer « à l’avance et à l’aide d’un modèle théorique des coûts les prix maximaux pouvant être réclamés par l’opérateur donneur à l’opérateur receveur ». Cette approche, fondée sur le concept d’« opérateur mobile efficace », permet d’établir un tarif uniforme qui s’impose à tous les acteurs du marché comme un plafond. La Cour estime qu’une telle démarche est compatible avec l’article 30, paragraphe 2, de la directive, à la condition essentielle que les tarifs ainsi définis soient bien orientés en fonction des coûts et ne dissuadent pas les consommateurs.

Cette solution confère une marge d’appréciation significative aux autorités réglementaires nationales dans le choix des outils de régulation. En autorisant une tarification *ex ante* fondée sur un modèle abstrait, la Cour reconnaît la nécessité d’une intervention préventive et structurelle pour dynamiser la concurrence. Cette méthode évite aux régulateurs de devoir contrôler, au cas par cas, la structure de coûts de chaque opérateur, une tâche qui serait complexe et peu réactive. Elle instaure un cadre prévisible pour l’ensemble des acteurs, tout en préservant le pouvoir de négociation des opérateurs, qui restent libres de convenir de tarifs inférieurs au plafond réglementaire. La Cour assoit ainsi la légitimité d’une régulation économique qui, sans se substituer entièrement au marché, en oriente activement les paramètres pour atteindre les objectifs fixés par le droit de l’Union.

II. Le renforcement des garanties procédurales pour un contrôle juridictionnel effectif

Au-delà des aspects économiques, l’arrêt précise la portée du droit au recours contre les décisions des autorités réglementaires. Il affirme le principe d’un accès complet du juge aux informations détenues par le régulateur (A), tout en le chargeant de trouver un équilibre avec la nécessaire protection des secrets d’affaires (B).

A. L’affirmation du droit d’accès intégral du juge aux informations du régulateur

La seconde question posée à la Cour portait sur l’étendue du contrôle juridictionnel, et plus précisément sur la possibilité pour le juge national d’accéder aux informations confidentielles sur lesquelles le régulateur a fondé sa décision. L’autorité réglementaire invoquait en effet son obligation de secret professionnel pour refuser la transmission de certaines données commerciales sensibles des opérateurs. La Cour balaie cet argument en affirmant que l’organisme de recours « doit disposer de l’ensemble des informations nécessaires pour examiner le bien-fondé d’un recours ». Cette exigence découle directement de l’article 4 de la directive « cadre », qui impose aux États membres de prévoir des « mécanismes de recours efficaces » permettant que « le fond de l’affaire soit dûment pris en considération ».

Un contrôle juridictionnel privé des éléments déterminants de la décision contestée serait purement formel et donc inefficace. Pour pouvoir apprécier la pertinence d’un modèle de coûts et la justesse d’un tarif réglementaire, le juge doit pouvoir examiner les données brutes et les calculs qui les sous-tendent, même si celles-ci revêtent un caractère confidentiel. Refuser cet accès reviendrait à créer une zone d’immunité pour le régulateur, dont les décisions échapperaient alors à un contrôle de fond. La Cour réaffirme ainsi avec force que le droit à un recours effectif constitue un principe fondamental qui ne saurait être mis en échec par les règles relatives au secret des affaires, consacrant la primauté de la garantie juridictionnelle sur les obligations de confidentialité du régulateur.

B. La conciliation nécessaire entre droit au recours et protection du secret des affaires

L’affirmation du principe de l’accès intégral du juge n’est cependant pas absolue. La Cour de justice ne se contente pas de garantir les prérogatives de l’organe de recours ; elle lui impose simultanément une obligation de protection. Elle précise en effet qu’il « appartient toutefois à cet organisme de garantir le traitement confidentiel des données en cause tout en respectant les exigences d’une protection juridique effective et en assurant le respect des droits de la défense des parties au litige ». La solution ne consiste donc pas à nier le secret des affaires, mais à en déplacer la charge de la protection, qui passe des mains du régulateur à celles du juge.

Cet équilibre est essentiel au bon fonctionnement de la régulation économique. Il revient ainsi à la juridiction de recours de mettre en œuvre des procédures adéquates, telles que la constitution d’un cercle de confidentialité, la nomination d’experts tenus au secret ou l’anonymisation des données dans la décision finale, pour concilier des impératifs a priori contradictoires. Cette approche pragmatique permet de garantir à la fois la transparence nécessaire à un contrôle juridictionnel approfondi, le respect des droits de la défense des parties qui doivent pouvoir débattre des pièces essentielles du dossier, et la protection des intérêts commerciaux légitimes des entreprises. La Cour dessine ainsi les contours d’un office du juge moderne, capable de manier des données techniques et confidentielles pour assurer un contrôle effectif des décisions des puissantes autorités de régulation.

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