Cour de justice de l’Union européenne, le 13 juillet 2006, n°C-74/04

Par un arrêt en date du 13 juillet 2006, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur la notion d’accord d’entreprises au sens de l’article 81, paragraphe 1, du traité CE. Cette décision précise les conditions dans lesquelles une mesure, en apparence unilatérale, émanant d’un fournisseur et adressée à son réseau de distribution, peut être qualifiée d’entente prohibée.

En l’espèce, un constructeur automobile commercialisait ses véhicules par l’intermédiaire d’un réseau de distribution sélective, formalisé par des contrats de concession. À la suite d’une plainte, l’institution communautaire en charge de la concurrence a ouvert une enquête sur la politique tarifaire de ce constructeur. Elle lui reprochait d’avoir, par le biais de plusieurs circulaires et lettres, incité ses concessionnaires allemands à limiter les remises accordées aux clients pour un modèle de véhicule spécifique, constituant ainsi une fixation des prix de revente.

Le 29 juin 2001, cette institution a adopté une décision constatant une infraction à l’article 81, paragraphe 1, du traité CE. Elle a infligé une amende de plus de trente millions d’euros au constructeur, estimant que ces invitations à maintenir une discipline tarifaire rigoureuse constituaient un accord entre entreprises. Le constructeur a alors saisi le Tribunal de première instance des Communautés européennes d’un recours en annulation de cette décision. Par un arrêt du 3 décembre 2003, le Tribunal a annulé la décision litigieuse, jugeant que la preuve d’un accord, et notamment d’un acquiescement des concessionnaires aux invitations du constructeur, n’était pas rapportée. Il a considéré que la signature d’un contrat de concession licite ne pouvait valoir acceptation anticipée d’une pratique ultérieure illégale. L’institution communautaire a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, demandant l’annulation de l’arrêt du Tribunal.

L’appelante soutenait que l’admission d’un distributeur dans un réseau de distribution sélective emportait acceptation de la politique commerciale du fournisseur. Selon elle, les invitations litigieuses, s’insérant dans des relations commerciales continues régies par un accord général préétabli, constituaient un accord au sens de l’article 81, paragraphe 1, CE, sans qu’il soit nécessaire de prouver un acquiescement spécifique à chaque mesure. Le constructeur automobile, pour sa part, faisait valoir que la notion d’accord supposait un concours de volontés, lequel faisait défaut en l’espèce, les mesures étant unilatérales et n’ayant pas été acceptées, même tacitement, par les concessionnaires.

La question de droit soumise à la Cour était donc de déterminer si l’existence d’un contrat de distribution sélective suffit à considérer qu’une invitation ultérieure anticoncurrentielle, émise par le fournisseur, constitue un accord au sens du droit des ententes, ou si la preuve d’un concours de volontés spécifique à cette invitation demeure nécessaire.

La Cour de justice rejette le pourvoi et confirme l’annulation de la décision. Elle juge que si une invitation peut s’inscrire dans le cadre de relations commerciales continues, cela ne dispense pas de « démontrer l’existence d’un concours de volontés des parties au contrat de concession dans chaque cas particulier ». Ce concours de volontés peut résulter soit des clauses du contrat, soit du comportement des parties, notamment un acquiescement tacite. Tout en confirmant l’appréciation du Tribunal selon laquelle les clauses du contrat en cause ne permettaient pas d’établir un tel accord, la Cour censure une erreur de droit commise par ce dernier, jugeant qu’il n’est pas exclu qu’une invitation illicite puisse être considérée comme autorisée par des clauses contractuelles en apparence neutres. Toutefois, cette erreur étant sans conséquence sur la solution du litige, l’arrêt d’annulation est confirmé.

L’arrêt précise ainsi la méthode d’analyse permettant de distinguer un acte unilatéral d’un accord prohibé, en réaffirmant l’exigence d’un concours de volontés (I), tout en clarifiant les voies de preuve de ce dernier et la portée de son appréciation (II).

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I. La réaffirmation de l’exigence d’un concours de volontés pour la qualification d’accord

La Cour de justice, pour définir les contours de la notion d’accord, rejette toute approche purement formelle et ancre son raisonnement dans la recherche d’une volonté commune. Elle s’oppose ainsi à une présomption d’acceptation qui découlerait de la simple appartenance à un réseau de distribution (A) et confirme qu’un contrat-cadre licite ne peut, en principe, emporter consentement à une pratique future illégale (B).

A. Le rejet d’une présomption d’acceptation découlant du contrat de distribution

L’institution requérante fondait son argumentation sur une interprétation extensive de la jurisprudence relative aux réseaux de distribution. Elle soutenait que l’intégration d’un concessionnaire dans le réseau valait acceptation globale et anticipée de la politique du constructeur, y compris de ses futures instructions. La Cour de justice écarte cette thèse qui reviendrait à instaurer une présomption quasi irréfragable d’accord. Elle rappelle le principe fondamental selon lequel « il suffit qu’un acte ou un comportement apparemment unilatéral soit l’expression de la volonté concordante de deux parties au moins ».

En exigeant la preuve d’un tel concours de volontés, la Cour préserve la distinction essentielle entre comportement unilatéral, qui échappe à la prohibition de l’article 81, paragraphe 1, CE, et comportement concerté. Admettre la thèse de l’appelante aurait conduit à un renversement de la charge de la preuve, en violation du principe de la présomption d’innocence. Ce n’est pas à l’entreprise accusée de démontrer l’absence d’accord, mais à l’autorité de poursuite d’établir l’existence d’une infraction, ce qui suppose de prouver la rencontre des volontés sur la pratique anticoncurrentielle. La seule existence d’un cadre contractuel ne saurait suffire.

B. L’impossibilité de déduire un consentement à l’illicite d’un accord-cadre licite

Le Tribunal de première instance avait jugé qu’une évolution contractuelle illégale ne pouvait être considérée comme acceptée d’avance lors de la signature d’un contrat de distribution légal. La Cour de justice valide en substance ce raisonnement, en tant qu’il s’oppose à une acceptation automatique. Un opérateur économique qui adhère à un contrat-cadre conforme au droit de la concurrence ne peut être présumé avoir donné un blanc-seing au fournisseur pour toute mesure future, y compris celles qui violeraient ces mêmes règles.

Cette solution est protectrice des distributeurs et de la sécurité juridique. Elle empêche un fournisseur de se prévaloir du contrat de distribution initial pour imposer unilatéralement des pratiques restrictives de concurrence. Le consentement à un ensemble de droits et d’obligations légaux n’implique pas le consentement à sa perversion. Le fait que le contrat de concession prévoyait, dans le cas d’espèce, que les recommandations de prix du constructeur étaient « non contraignantes » renforçait d’ailleurs la conclusion selon laquelle les concessionnaires n’avaient pas adhéré à une discipline tarifaire imposée.

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II. La clarification des modalités de preuve de l’accord et la portée de la solution

Après avoir rappelé le principe du nécessaire concours de volontés, la Cour en précise les modalités de preuve. Elle encadre l’analyse que doivent mener les juridictions, en invitant à un examen concret des faits (A), tout en livrant une correction juridique importante pour l’avenir, bien que sans incidence sur la solution d’espèce (B).

A. L’examen in concreto des clauses contractuelles et du comportement des parties

La Cour dessine une double voie pour établir l’existence d’un accord. Elle énonce que « la volonté des parties peut résulter tant des clauses du contrat de concession en question que du comportement des parties et, notamment, de l’existence éventuelle d’un acquiescement tacite des concessionnaires à l’invitation du constructeur ». La première voie est donc contractuelle. Il s’agit de déterminer si les clauses du contrat, interprétées à la lumière de leur contexte économique et juridique, autorisent le fournisseur à adopter la mesure litigieuse.

La seconde voie, alternative ou complémentaire, est comportementale. En l’absence de base contractuelle, l’accord peut être caractérisé par la réaction du distributeur à l’invitation du fournisseur. Un acquiescement, même tacite, peut matérialiser la rencontre des volontés. Cela peut se manifester par la mise en œuvre effective de l’instruction, l’absence de protestation dans des circonstances où celle-ci serait attendue, ou tout autre élément factuel démontrant l’adhésion du distributeur à la politique du fournisseur. Dans cette affaire, l’autorité de poursuite n’avait pas prouvé un tel acquiescement.

B. La censure d’une erreur de droit sans incidence sur la solution finale

La portée principale de l’arrêt réside sans doute dans la correction que la Cour de justice opère sur le raisonnement du Tribunal. Ce dernier avait jugé que des clauses conformes aux règles de la concurrence ne sauraient jamais fonder une acceptation de mesures contraires à ces règles. La Cour estime cette affirmation trop péremptoire et la qualifie d’erreur de droit. Elle juge en effet qu’« il ne saurait d’emblée être exclu qu’une invitation, qui serait contraire aux règles de la concurrence, puisse être considérée comme autorisée par des clauses apparemment neutres d’un contrat de concession ».

Cette nuance est fondamentale. Elle signifie qu’une clause rédigée en termes généraux, par exemple une clause de coopération ou de promotion de la marque, pourrait, dans certaines circonstances, être interprétée comme le support contractuel d’une pratique anticoncurrentielle. L’analyse ne doit pas s’arrêter au caractère licite ou illicite de la clause, mais doit porter sur sa portée réelle. Bien que cette erreur de droit soit restée sans effet sur l’issue du litige, la Cour laisse ainsi la porte ouverte à une analyse plus finaliste des contrats de distribution dans de futurs cas, affinant ainsi l’arsenal des autorités de concurrence.

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Hassan KOHEN
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