Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne précise les modalités de calcul de la base d’imposition dans le cadre du régime de la marge bénéficiaire en matière de taxe sur la valeur ajoutée. En l’espèce, un marchand d’art établi en Allemagne avait acquis des œuvres auprès d’artistes situés dans d’autres États membres, opérations qualifiées de livraisons intracommunautaires exonérées par les fournisseurs. L’acquéreur s’est par la suite acquitté de la TVA due au titre de ces acquisitions intracommunautaires dans son propre État membre. Ayant opté pour l’application du régime de la marge bénéficiaire lors de la revente de ces œuvres, il a sollicité que la TVA acquittée en amont puisse être déduite de sa marge imposable.
Cette demande fut initialement rejetée par l’administration fiscale allemande au motif qu’une disposition nationale excluait l’application du régime de la marge aux biens acquis dans le cadre d’une acquisition intracommunautaire exonérée. Saisie une première fois, la Cour de justice avait cependant jugé, par un arrêt du 29 novembre 2018, qu’un assujetti-revendeur pouvait opter pour ce régime particulier dans une telle situation. Faisant droit à ce premier arrêt, le tribunal des finances de Münster a admis que la TVA d’acquisition intracommunautaire devait venir en réduction de la marge bénéficiaire. Saisie sur pourvoi de l’administration fiscale, la Cour fédérale des finances a alors interrogé de nouveau la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si la TVA acquittée par un assujetti-revendeur au titre de l’acquisition intracommunautaire d’un objet d’art devait réduire la base d’imposition de la livraison en aval, lorsque celle-ci est soumise au régime de la marge.
La Cour de justice répond par la négative, considérant que la TVA d’acquisition intracommunautaire ne peut être soustraite de la marge et fait donc partie intégrante de la base d’imposition de l’opération de revente. L’analyse de cette solution impose d’examiner la méthode d’interprétation restrictive retenue par la Cour, laquelle se fonde sur le texte de la directive (I), avant d’apprécier la portée de cette décision qui, tout en admettant une rupture du principe de neutralité, renvoie au législateur le soin de corriger l’imperfection du système (II).
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I. Une détermination de la base d’imposition fondée sur une interprétation littérale de la directive
La Cour de justice opère une lecture stricte des dispositions de la directive TVA pour conclure que la taxe afférente à une acquisition intracommunautaire ne peut être assimilée à un élément du prix d’achat. Cette approche repose sur une définition restrictive de la notion de « prix d’achat » (A) qui conduit logiquement à exclure la taxe litigieuse de la déduction de la marge bénéficiaire (B).
A. La définition restrictive de la notion de « prix d’achat »
Pour déterminer la marge bénéficiaire, l’article 315 de la directive TVA prévoit de calculer la différence entre le prix de vente et le prix d’achat. La Cour s’attache à la définition de ces termes fournie par l’article 312 de cette même directive. Selon ce texte, le « prix d’achat » correspond à « tout ce qui constitue la contrepartie […], obtenue ou à obtenir de la part de l’assujetti-revendeur par son fournisseur ». Le raisonnement du juge européen se structure autour du destinataire du paiement. Il relève que la TVA acquittée par le revendeur au titre d’une acquisition intracommunautaire n’est pas versée au fournisseur de l’œuvre d’art, mais directement au Trésor public de l’État membre d’acquisition.
Dès lors, cette taxe ne saurait constituer un élément de la contrepartie obtenue par le fournisseur. La Cour affirme ainsi clairement que « la notion de “prix d’achat” […] n’inclut pas les éléments de coûts que l’assujetti-revendeur n’a pas payés au fournisseur, mais qu’il a payés à des tiers ». Cette interprétation, fondée sur la lettre du texte, établit une distinction nette entre le coût d’acquisition de la marchandise versé au partenaire commercial et les charges fiscales annexes dues à une autorité publique. Par cette analyse sémantique rigoureuse, la Cour refuse d’étendre la notion de prix d’achat au-delà de la relation contractuelle stricte entre le revendeur et son fournisseur.
B. L’exclusion conséquente de la taxe d’acquisition intracommunautaire de la marge bénéficiaire
La qualification retenue pour le « prix d’achat » emporte une conséquence directe sur le calcul de la base d’imposition. Puisque la TVA d’acquisition intracommunautaire n’entre pas dans la composition du prix d’achat au sens de la directive, elle ne peut logiquement venir en déduction de la marge bénéficiaire, égale à la différence entre le prix de vente et ledit prix d’achat. La Cour renforce son argumentation par un raisonnement a contrario, en s’appuyant sur l’article 317, second alinéa, de la directive. Cette disposition prévoit expressément que, pour les biens importés de pays tiers, le prix d’achat à prendre en compte « est égal à la base d’imposition à l’importation, déterminée conformément aux articles 85 à 89, augmentée de la TVA due ou acquittée à l’importation ».
L’existence de cette règle spécifique pour les importations, et son absence pour les acquisitions intracommunautaires, est interprétée par la Cour comme une volonté délibérée du législateur. L’absence de disposition analogue pour les flux intracommunautaires n’est pas considérée comme un oubli, mais comme une différence de traitement inscrite dans le texte. La Cour se refuse donc à combler ce qu’elle perçoit comme un silence choisi du législateur, appliquant le texte dans toute sa rigueur et considérant que la taxe d’acquisition fait partie de la base imposable de la revente. Cette approche formaliste, si elle assure une certaine sécurité juridique textuelle, engendre cependant des conséquences problématiques au regard des principes fondamentaux du système commun de TVA.
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II. Une consécration de la rupture de neutralité fiscale renvoyée à la compétence du législateur
La Cour de justice ne méconnaît pas les conséquences de sa propre lecture. Elle admet que son interprétation conduit à une violation du principe de neutralité fiscale (A), mais elle estime ne pas pouvoir y remédier par la voie jurisprudentielle et s’en remet à une future intervention du législateur de l’Union (B).
A. L’aveu d’une distorsion de concurrence contraire aux objectifs du régime
La Cour reconnaît que sa conclusion heurte les objectifs mêmes du régime de la marge bénéficiaire, lequel vise, selon le considérant 51 de la directive, « à éviter les doubles impositions et les distorsions de concurrence ». Elle constate que son interprétation littérale « aboutit à une charge fiscale différenciée grevant les livraisons dans un État membre, selon que l’objet d’art a fait l’objet d’une telle acquisition intracommunautaire, a été acquis par l’assujetti-revendeur sur le territoire d’un même État membre ou a été importé depuis un pays tiers ». Cette situation crée une double imposition économique : la valeur du bien est taxée une première fois via la TVA d’acquisition intracommunautaire non déductible, puis une seconde fois via l’imposition de la marge de revente qui inclut cette même taxe.
Cette solution place les revendeurs acquérant des œuvres dans un autre État membre dans une situation moins favorable que ceux qui s’approvisionnent sur le marché national ou qui importent depuis un pays tiers. La Cour admet donc implicitement que sa décision porte atteinte au principe de neutralité fiscale, principe qu’elle qualifie pourtant d’« inhérent au système commun de TVA ». Elle prend acte d’une incohérence du système, où le traitement fiscal d’une opération dépend de son origine géographique au sein même du marché unique, ce qui est contraire à l’objectif d’intégration économique.
B. Le refus d’une interprétation téléologique au profit d’un renvoi au législateur
Face à cette incohérence, la Cour aurait pu privilégier une interprétation téléologique, alignant la portée du texte sur ses finalités. Elle choisit pourtant la voie du légalisme strict, considérant que le principe de neutralité fiscale ne saurait justifier une lecture extensive des textes allant à l’encontre de leur libellé. Elle rappelle avec force qu’une interprétation « ne saurait avoir pour résultat de retirer tout effet utile au libellé clair et précis de cette disposition ». Pour la Cour, le fait que la directive contienne une disposition expresse pour les importations, mais pas pour les acquisitions intracommunautaires, constitue un obstacle infranchissable à une solution jurisprudentielle unificatrice.
En jugeant que seul « le législateur de l’Union » peut remédier à cette situation, la Cour se positionne en gardienne de la lettre du droit, quitte à en accepter les imperfections systémiques. Elle identifie une « lacune juridique » ou une asymétrie dans la réglementation, mais se déclare incompétente pour la corriger par un « développement prétorien du droit ». Cette décision illustre les limites de l’interprétation judiciaire, même au niveau de la Cour de justice. Elle constitue une invitation explicite à une modification de la directive afin de restaurer une pleine neutralité fiscale et de parfaire le fonctionnement du marché unique dans le secteur particulier du marché de l’art.