Cour de justice de l’Union européenne, le 13 juillet 2023, n°C-180/22

Par un arrêt rendu le 29 novembre 2018, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur l’interprétation du régime particulier de la taxe sur la valeur ajoutée applicable à la marge bénéficiaire. En l’espèce, un marchand d’art établi en Allemagne avait acquis des objets d’art auprès d’artistes établis dans d’autres États membres, opérations qualifiées de livraisons intracommunautaires exonérées. L’assujetti-revendeur s’était acquitté de la TVA due au titre de ces acquisitions intracommunautaires en Allemagne. Souhaitant appliquer le régime de la marge bénéficiaire lors de la revente de ces biens, il s’est vu opposer un refus de l’administration fiscale, fondé sur une disposition du droit national allemand qui excluait l’application de ce régime aux biens acquis dans le cadre d’une acquisition intracommunautaire exonérée. Après une première décision préjudicielle ayant admis le droit pour l’assujetti d’opter pour ce régime, la juridiction de renvoi a été de nouveau saisie sur la question du calcul de la base d’imposition. Le litige s’est cristallisé sur la possibilité d’inclure la TVA acquittée lors de l’acquisition intracommunautaire dans le prix d’achat, afin de la déduire de la marge bénéficiaire imposable. L’administration fiscale, s’appuyant sur l’absence de disposition expresse en ce sens, contestait cette déduction. La Cour fédérale des finances allemande, constatant l’incertitude quant à la compatibilité du droit national avec la directive TVA, a donc saisi la Cour de justice d’une nouvelle question préjudicielle.

Il était ainsi demandé à la Cour de déterminer si, dans le cadre du régime de la marge bénéficiaire appliqué à la revente d’un objet d’art acquis via une opération intracommunautaire, la TVA payée sur cette acquisition devait être intégrée au prix d’achat pour réduire la marge imposable. La Cour répond par la négative, jugeant que la TVA acquittée par un assujetti-revendeur au titre de l’acquisition intracommunautaire d’un objet d’art fait partie intégrante de la base d’imposition de la livraison en aval.

Cette solution repose sur une interprétation littérale des dispositions de la directive, laquelle prévaut sur la finalité du régime de la marge (I), conduisant à une solution qui, bien que juridiquement fondée, heurte le principe de neutralité fiscale et révèle une incohérence du système commun de TVA (II).

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I. La consécration d’une interprétation littérale du régime de la marge

La Cour fonde sa décision sur une lecture stricte des textes définissant les modalités de calcul de la marge bénéficiaire. Elle s’attache à la définition restrictive de la notion de prix d’achat (A), ce qui la conduit logiquement à exclure toute prise en compte de la TVA d’acquisition dans le calcul de la marge (B).

A. La définition restrictive du prix d’achat

Le raisonnement de la Cour s’ancre dans l’article 315 de la directive TVA, qui établit que la marge bénéficiaire est la différence entre le prix de vente et le prix d’achat. Pour définir ce dernier, la Cour se réfère à l’article 312, point 2, qui le définit comme « tout ce qui constitue la contrepartie […] obtenue ou à obtenir de la part de l’assujetti-revendeur par son fournisseur ». De cette définition, elle déduit que seuls les montants versés directement au fournisseur peuvent être qualifiés de prix d’achat.

La TVA acquittée au titre d’une acquisition intracommunautaire, étant versée par l’assujetti-revendeur au Trésor de son propre État membre et non à son fournisseur, ne peut donc logiquement pas être comprise dans cette contrepartie. Comme le souligne la Cour, cette notion « n’inclut pas les éléments de coûts que l’assujetti-revendeur n’a pas payés au fournisseur, mais qu’il a payés à des tiers ». Cette analyse textuelle, d’une rigueur implacable, ferme la porte à une interprétation extensive qui aurait permis d’intégrer une charge fiscale dans le coût d’acquisition du bien. La Cour refuse ainsi de considérer la réalité économique de l’opération pour l’assujetti, pour qui la TVA d’acquisition représente bien un coût direct lié à l’obtention du bien.

B. L’exclusion d’une prise en compte de la TVA d’acquisition

Pour conforter son analyse, la Cour opère une comparaison avec les autres situations prévues par la directive. Elle relève que pour les livraisons d’objets d’art importés d’un pays tiers, le législateur de l’Union a explicitement prévu une règle dérogatoire. L’article 317, second alinéa, dispose en effet que pour ces biens, « le prix d’achat à prendre en compte pour le calcul de la marge bénéficiaire est égal à la base d’imposition à l’importation, augmentée de la TVA due ou acquittée à l’importation ».

L’existence de cette disposition spécifique pour les importations, et son absence pour les acquisitions intracommunautaires, est interprétée a contrario par la Cour. L’omission du législateur ne saurait être considérée comme une lacune involontaire que le juge pourrait combler. Au contraire, elle révèle une volonté délibérée de traiter différemment les deux situations. En refusant de transposer la solution applicable aux importations au cas des acquisitions intracommunautaires, la Cour s’en tient à son rôle d’interprète du droit et refuse de se substituer au législateur. Cette position, si elle est orthodoxe sur le plan de la séparation des pouvoirs, aboutit à un résultat qui interroge au regard des principes fondamentaux guidant le système commun de TVA.

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II. Une solution contraire aux objectifs du système commun de la TVA

En s’en tenant au libellé des textes, la Cour de justice aboutit à une solution qui crée une rupture du principe de neutralité fiscale (A) et met en lumière une faille systémique, adressant ainsi un appel implicite à une intervention du législateur de l’Union (B).

A. La rupture du principe de neutralité fiscale

Le régime de la marge bénéficiaire, comme le rappelle la Cour elle-même en citant le considérant 51 de la directive, vise à « éviter les doubles impositions et les distorsions de concurrence ». Or, la solution retenue produit précisément l’effet inverse. La Cour reconnaît d’ailleurs que son interprétation « aboutit à une charge fiscale différenciée grevant les livraisons dans un État membre, selon que l’objet d’art a fait l’objet d’une telle acquisition intracommunautaire, a été acquis par l’assujetti-revendeur sur le territoire d’un même État membre ou a été importé depuis un pays tiers ».

Concrètement, l’assujetti-revendeur se trouve pénalisé lorsqu’il s’approvisionne dans un autre État membre. Contrairement à un achat domestique où la TVA facturée par le fournisseur est intégrée au prix d’achat, ou à une importation où la TVA à l’importation est explicitement ajoutée, la TVA sur l’acquisition intracommunautaire devient une charge non déductible qui augmente artificiellement la marge imposable. Cette situation crée une distorsion de concurrence manifeste qui entrave la libre circulation des marchandises, l’un des piliers du marché intérieur que la TVA est censée servir. Le principe de neutralité fiscale, qui exige que des opérations économiques similaires soient soumises à une charge fiscale équivalente, est ici clairement mis à mal.

B. L’appel à une intervention du législateur de l’Union

Face à cette contradiction entre le texte et les objectifs qu’il poursuit, la Cour réaffirme les limites de son office. Elle énonce de manière constante que « l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union à la lumière de son contexte et de sa finalité ne saurait avoir pour résultat de retirer tout effet utile au libellé clair et précis de cette disposition ». Le principe de neutralité fiscale, bien qu’inhérent au système de TVA, ne peut justifier une interprétation contra legem.

En refusant de corriger ce qu’elle identifie implicitement comme une lacune ou une incohérence, la Cour renvoie la responsabilité au législateur de l’Union. C’est à lui qu’il appartient de modifier la directive pour aligner le traitement des acquisitions intracommunautaires sur celui des importations et des acquisitions nationales. La portée de cet arrêt est donc paradoxale : tout en consacrant une solution défavorable à l’intégration du marché de l’art, il met en évidence de manière si flagrante une faille de la législation qu’il constitue une incitation puissante à sa réforme. La décision, en l’état actuel du droit, fige une situation de double imposition, mais sa motivation même porte en germe la nécessité d’une future correction législative pour restaurer la cohérence et la neutralité du système.

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Hassan KOHEN
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