Cour de justice de l’Union européenne, le 13 juillet 2023, n°C-363/21

Dans un arrêt du 13 juillet 2023, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en première chambre, s’est prononcée sur l’articulation entre le principe d’autonomie procédurale des États membres et l’exigence d’une protection juridictionnelle effective en matière de droit budgétaire européen. En l’espèce, un institut national de statistiques avait procédé à l’inscription d’une société de transport ferroviaire et d’une fédération sportive sur la liste des administrations publiques. Cette classification entraînait leur assujettissement à un ensemble de règles contraignantes découlant du droit de l’Union, notamment en vue de la consolidation des comptes des administrations publiques et du respect des objectifs de finances publiques. Les deux entités ont contesté la régularité de cette inscription devant la Cour des comptes de leur État membre. La juridiction de renvoi se trouvait toutefois confrontée à une modification législative récente qui limitait sa compétence pour statuer sur de tels recours « aux seules fins de l’application de la réglementation nationale sur la limitation des dépenses publiques ». Cette restriction soulevait la question de savoir si une voie de droit subsistait pour contester la classification au regard des critères et des effets du droit de l’Union. La Cour des comptes italienne a donc interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de cette législation nationale avec les règlements relatifs au système européen des comptes et aux cadres budgétaires, ainsi qu’avec le principe d’une protection juridictionnelle effective garanti par l’article 19, paragraphe 1, du Traité sur l’Union européenne. La Cour a jugé que le droit de l’Union ne s’oppose pas à une telle limitation de compétence, à la condition fondamentale que l’effet utile des actes de l’Union et la protection juridictionnelle effective soient par ailleurs assurés au sein de l’ordre juridique national. Cette solution réaffirme la liberté d’organisation procédurale des États membres tout en la soumettant à un contrôle européen strict (I), avant de préciser les modalités concrètes de ce contrôle dans le cadre spécifique de la qualification des entités publiques (II).

I. La réaffirmation de l’autonomie procédurale sous le contrôle du droit de l’Union

La Cour de justice fonde son raisonnement sur une articulation classique entre la liberté procédurale reconnue aux États membres (A) et les limites traditionnelles que constituent les principes d’équivalence et d’effectivité (B).

A. La liberté des États membres dans l’organisation de leur système juridictionnel

L’arrêt rappelle avec constance qu’en l’absence de réglementation de l’Union en la matière, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours. Le droit de l’Union, en l’occurrence le règlement établissant le système européen des comptes 2010 et la directive sur les exigences applicables aux cadres budgétaires, n’impose aucune architecture juridictionnelle spécifique pour le contentieux de la classification des entités. Les États membres demeurent donc maîtres de la répartition des compétences entre leurs différentes juridictions, qu’elles soient administratives, judiciaires ou comptables.

Dans ce contexte, une réforme législative nationale modifiant la compétence d’une juridiction, même spécialisée comme une Cour des comptes, pour connaître d’un contentieux lié au droit de l’Union relève en principe de cette autonomie procédurale. La Cour de justice se garde ainsi d’imposer le maintien d’une compétence spécifique au profit du juge comptable italien, quand bien même celui-ci aurait été historiquement compétent. La décision de restreindre son office aux seuls aspects de droit interne est une prérogative de l’État membre, qui peut légitimement choisir de confier le contrôle de l’application du droit de l’Union à un autre juge, tel que le juge administratif.

B. La double limite des principes d’équivalence et d’effectivité

Cette liberté organisationnelle n’est cependant pas absolue et s’exerce dans le respect de conditions strictes posées par le droit de l’Union. L’arrêt rappelle que les modalités procédurales nationales ne doivent pas rendre « impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union ». Ce principe d’effectivité, corollaire du droit à un recours effectif consacré à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, constitue la pierre angulaire de l’analyse de la Cour. Il garantit que l’autonomie procédurale ne puisse vider de leur substance les droits que les justiciables tirent des traités et du droit dérivé.

La Cour examine également le respect du principe d’équivalence, selon lequel les règles applicables aux litiges fondés sur le droit de l’Union ne doivent pas être moins favorables que celles régissant des situations similaires de nature interne. Sur ce point, elle ne relève aucun élément susceptible de mettre en doute la conformité de la législation en cause. C’est donc principalement au regard du principe d’effectivité que la Cour va évaluer le dispositif national, en vérifiant si, au-delà de la nouvelle répartition des compétences, un contrôle juridictionnel complet et efficace de la décision de classification demeure accessible au justiciable.

II. Les implications de l’exigence de protection effective pour le contrôle des classifications budgétaires

La Cour applique ces principes généraux au cas d’espèce, en soulignant d’abord la nécessité fonctionnelle d’un contrôle juridictionnel pour garantir l’effet utile du droit budgétaire de l’Union (A), pour ensuite valider sous conditions une organisation juridictionnelle potentiellement fragmentée (B).

A. La nécessité fonctionnelle du contrôle juridictionnel pour l’efficacité du droit budgétaire

La Cour souligne avec force que la classification d’une entité dans le secteur des administrations publiques n’est pas une simple opération statistique sans conséquence juridique. Cette qualification emporte l’application d’un ensemble de règles budgétaires et comptables de l’Union visant à assurer la discipline budgétaire et la surveillance macroéconomique. Pour cette raison, l’effet utile du droit de l’Union serait compromis si les décisions prises par les autorités nationales compétentes ne pouvaient faire l’objet d’un contrôle juridictionnel. La Cour énonce clairement que « en l’absence d’une possibilité de contester cette qualification, l’effet utile du droit de l’Union ne serait pas garanti ».

Partant, une situation où la réforme nationale aboutirait à un vide juridictionnel, privant les entités concernées de toute voie de recours pour contester leur classification au regard des critères du droit de l’Union, serait manifestement contraire au principe d’effectivité. Une telle interprétation de la législation nationale conduirait à son incompatibilité avec l’article 19, paragraphe 1, TUE. Le droit à un recours effectif impose qu’un juge puisse vérifier la conformité des actes de l’administration nationale aux définitions et aux règles établies par les règlements de l’Union.

B. La validation conditionnelle d’une protection juridictionnelle éclatée

L’arrêt explore ensuite l’hypothèse d’une réorganisation des compétences où le contrôle serait partagé entre le juge administratif, compétent pour annuler la décision de classification, et le juge comptable, qui pourrait seulement en écarter l’application de manière incidente. La Cour considère qu’une telle répartition des voies de droit n’est pas, en soi, contraire au principe d’effectivité. L’essentiel est qu’il existe au sein de l’ordre juridique national une voie de recours permettant d’assurer le respect des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union.

Toutefois, la Cour assortit cette conclusion d’une réserve importante. Il incombe à la juridiction nationale de vérifier concrètement que le système procédural garantit une protection effective, sans imposer une charge procédurale excessive. Si le justiciable devait introduire deux recours distincts devant deux juges différents pour faire valoir ses droits, cela pourrait porter une atteinte disproportionnée à son droit à un recours effectif. La Cour émet un doute quant à la conformité d’un tel système, bien qu’elle admette que le simple risque de décisions contradictoires n’est pas suffisant pour constater une violation, à condition qu’un seul recours permette d’obtenir un examen au fond. En définitive, la Cour renvoie au juge national la charge de s’assurer que les voies de recours disponibles garantissent effectivement l’effet utile des normes de l’Union, conformément au dispositif de l’arrêt qui précise que la compatibilité est assurée « pour autant que l’effet utile de ces règlements et de cette directive ainsi que la protection juridictionnelle effective imposée par le droit de l’Union sont garantis ».

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Hassan KOHEN
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