Par un arrêt rendu en 2013, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur la notion de marché public dans le cadre d’un contrat conclu entre deux entités publiques. En l’espèce, un arrondissement allemand envisageait de confier à une ville, dont il est une collectivité de tutelle, la tâche du nettoyage de ses bâtiments administratifs et scolaires situés sur le territoire de cette dernière. Ce transfert de mission, formalisé par un projet de contrat de droit public, prévoyait une compensation financière destinée à couvrir les frais exposés par la ville. Le projet précisait que la ville serait autorisée à recourir à des tiers pour l’exécution de cette prestation. Une société privée, qui assurait précédemment ce service de nettoyage pour le compte de l’arrondissement, a contesté la légalité de ce projet de contrat, arguant qu’il aurait dû faire l’objet d’une procédure de passation de marché public. Saisie en première instance, la juridiction allemande a rejeté le recours, considérant que l’opération s’analysait en une délégation de compétence entre personnes publiques, non soumise au droit des marchés publics. La société requérante a interjeté appel de cette décision. La juridiction d’appel, l’Oberlandesgericht Düsseldorf, a alors décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il était demandé en substance si un contrat par lequel une collectivité territoriale transfère à une autre une compétence déterminée, contre remboursement des frais, constitue un marché public au sens de la directive 2004/18/CE, particulièrement lorsque la tâche ne relève pas de l’exercice de la puissance publique mais d’une activité accessoire. La Cour de justice a répondu par l’affirmative, estimant qu’un tel contrat constitue bien un marché public de services soumis aux règles de la directive.
La solution retenue par la Cour de justice procède d’une application rigoureuse des critères du marché public, laquelle conduit à écarter les montages contractuels fondés sur des spécificités du droit national (I). Cette décision confirme ainsi la prévalence d’une approche matérielle et finaliste du droit de la commande publique, destinée à garantir l’effectivité des règles de concurrence au sein du marché intérieur (II).
I. L’inéluctable qualification de marché public en dépit d’un cadre de coopération intercommunale
La Cour de justice parvient à la qualification de marché public en vérifiant d’abord que le contrat en cause répond aux critères positifs de définition posés par la directive (A), avant d’écarter méthodiquement les exceptions jurisprudentielles qui auraient pu permettre de le soustraire au champ d’application du droit des marchés publics (B).
A. L’application positive des critères de définition du marché public
La Cour rappelle qu’un marché public est un « contrat à titre onéreux conclu par écrit entre un ou plusieurs opérateurs économiques et un ou plusieurs pouvoirs adjudicateurs ». L’analyse de l’espèce démontre que toutes ces conditions étaient réunies. Le contrat avait pour objet une prestation de services de nettoyage, explicitement visée par la directive. Il était également conclu à titre onéreux, la Cour précisant à cet égard que la qualification est retenue « même si la rémunération prévue est limitée au remboursement des frais encourus pour fournir le service convenu ». La nature de la compensation financière, qui visait uniquement à couvrir les coûts, n’excluait donc pas le caractère onéreux du contrat.
En outre, le fait que les deux parties au contrat soient des entités publiques n’a pas fait obstacle à la qualification. L’arrondissement agissait en tant que pouvoir adjudicateur, tandis que la ville, en offrant une prestation de services sur le marché, endossait la qualité d’opérateur économique. La Cour confirme ainsi une jurisprudence constante selon laquelle la nature publique d’un opérateur ou l’absence de but lucratif est sans incidence sur sa qualification. L’ensemble de ces éléments objectifs a logiquement conduit la Cour à considérer que le contrat projeté présentait, en principe, toutes les caractéristiques d’un marché public de services.
B. Le rejet successif des exceptions jurisprudentielles à l’application du droit des marchés publics
La Cour examine ensuite si le contrat pouvait échapper au droit des marchés publics au titre des dérogations développées par sa propre jurisprudence. Elle écarte en premier lieu l’exception dite de la « quasi-régie » ou « in-house », issue de l’arrêt Teckal. Pour que cette exception s’applique, le pouvoir adjudicateur doit exercer sur l’entité cocontractante un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services, et cette dernière doit réaliser l’essentiel de son activité pour le pouvoir qui la détient. Or, en l’espèce, la Cour constate qu’aucune de ces conditions n’est remplie, l’arrondissement n’exerçant pas sur la ville un tel contrôle hiérarchique.
En second lieu, la Cour rejette l’application de l’exception relative à la coopération entre entités publiques, telle que précisée dans l’arrêt Commission contre Allemagne. Une telle coopération n’est exclue du champ des marchés publics que si elle a pour objet d’assurer la mise en œuvre d’une mission de service public commune aux entités concernées et si elle est exclusivement régie par des considérations d’intérêt public. La Cour estime que le projet de contrat « ne semble pas avoir pour objet d’instaurer une coopération entre les deux entités publiques contractantes en vue de la mise en œuvre d’une mission de service public commune ». Il s’agit d’une simple prestation de services fournie par une entité à une autre contre rémunération, et non d’une véritable mutualisation de moyens pour l’accomplissement d’une mission partagée.
II. La primauté d’une approche fonctionnelle du droit des marchés publics sur les logiques d’organisation administrative interne
Au-delà de l’analyse technique, l’arrêt révèle la volonté de la Cour de faire prévaloir une interprétation fonctionnelle du droit des marchés publics, indifférente aux qualifications formelles du droit national (A), afin de préserver le champ d’application matériel des règles de concurrence (B).
A. La neutralisation des qualifications juridiques nationales
La juridiction de renvoi soulignait que le droit allemand opère une distinction entre les contrats de mandat et les contrats de délégation de compétence, le projet en cause relevant de la seconde catégorie et pouvant, à ce titre, être perçu comme un acte d’organisation interne. La Cour de justice écarte implicitement mais fermement cette approche. En se concentrant sur la nature économique de l’opération, à savoir l’achat d’une prestation contre un prix, elle rend inopérante la qualification de droit interne. L’arrêt démontre ainsi que la notion de marché public est une notion autonome du droit de l’Union, dont l’interprétation ne saurait dépendre des subtilités des droits nationaux.
Cette solution était d’autant plus prévisible que la juridiction de renvoi avait elle-même envisagé que le recours à un contrat de délégation puisse constituer un « montage destiné à contourner les règles en matière de marchés publics ». En refusant de s’arrêter à la forme juridique de l’accord, la Cour prévient les risques de détournement des procédures et réaffirme que le respect des règles de passation s’impose dès lors qu’une entité publique décide de s’adresser au marché pour satisfaire ses besoins, y compris lorsque l’opérateur sollicité est une autre personne publique. L’autonomie administrative des collectivités locales, garantie par le droit constitutionnel allemand, ne saurait justifier une dérogation aux principes fondamentaux du traité.
B. La consolidation d’une conception extensive du champ d’application des règles de concurrence
La portée de cet arrêt est significative. Il confirme que la soumission aux règles de publicité et de mise en concurrence ne dépend pas de l’objet principal ou noble de la mission, mais de la nature de la prestation acquise. Le fait qu’il s’agisse ici d’une activité accessoire, le nettoyage de locaux, et non d’une mission de service public exercée directement au profit des citoyens, est indifférent. Dès lors qu’une telle prestation peut être fournie par des opérateurs privés dans un contexte concurrentiel, le recours à un contrat de gré à gré, même avec une entité publique, est prohibé.
De plus, la Cour relève avec justesse que le contrat autorisait la ville à faire appel à des tiers pour l’exécution de la mission. Cette faculté emportait le risque qu’un prestataire privé soit choisi par la ville sans aucune mise en concurrence préalable, ce qui aurait pour effet de le placer « dans une situation privilégiée par rapport à ses concurrents ». En qualifiant l’opération de marché public dès le stade de l’accord entre les deux entités publiques, la Cour garantit la transparence et l’égalité de traitement à tous les niveaux et préserve ainsi la finalité même de la directive, qui est d’assurer une mise en concurrence effective pour l’ensemble des prestations acquises par les pouvoirs adjudicateurs.