Cour de justice de l’Union européenne, le 13 juin 2019, n°C-193/18

Par un arrêt en date du 13 juin 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur la qualification juridique d’un service de messagerie électronique accessible sur Internet. En l’espèce, une autorité de régulation nationale avait qualifié un service de messagerie électronique de “service de télécommunications”, soumettant ainsi son fournisseur à une obligation de déclaration. Ce service, bien que permettant l’envoi et la réception de messages, n’incluait pas la fourniture d’un accès à Internet à ses utilisateurs. Le fournisseur du service a contesté cette décision devant les juridictions administratives allemandes, arguant que son service ne consistait pas en la transmission de signaux. Saisi en appel, le tribunal administratif supérieur du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie a sursis à statuer afin de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice.

Il s’agissait pour la Cour de déterminer si un service de messagerie électronique sur Internet, qui ne fournit pas lui-même l’accès à ce dernier, doit être considéré comme un “service de communications électroniques” au sens de l’article 2, sous c), de la directive-cadre 2002/21/CE, en ce qu’il consisterait “entièrement ou principalement en la transmission de signaux”. La solution retenue par la Cour de justice est négative. Elle juge qu’un tel service ne consiste pas entièrement ou principalement en la transmission de signaux sur des réseaux de communications électroniques et ne constitue donc pas un service de communications électroniques au sens de la directive.

Il convient d’analyser la délimitation stricte de la notion de service de communications électroniques opérée par la Cour (I), avant d’étudier la portée de cette solution à l’égard des services fournis par contournement des fournisseurs d’accès à Internet (II).

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I. La délimitation stricte de la notion de service de communications électroniques

La Cour fonde son raisonnement sur une interprétation littérale du critère de transmission de signaux (A) et fait de la responsabilité de cette transmission une condition déterminante de la qualification (B).

A. Une interprétation littérale du critère de transmission de signaux

La Cour de justice adopte une approche technique et restrictive pour définir la notion de transmission de signaux. Elle distingue les fonctionnalités applicatives d’un service des opérations de transport des signaux sur le réseau. Le fait que le fournisseur du service de messagerie intervienne activement dans la gestion des messages ne suffit pas à le qualifier d’opérateur de communications électroniques. La Cour estime que les traitements informatiques réalisés par les serveurs de messagerie, tels que l’attribution d’adresses ou le fractionnement des messages en paquets de données, ne constituent pas en eux-mêmes l’acte principal de transmission.

Cette analyse conduit la Cour à considérer que l’intervention du prestataire se situe en amont et en aval de la transmission proprement dite. Elle juge ainsi que l’implication du fournisseur dans l’envoi et la réception des messages « n’apparaît pas suffisant pour que ledit service puisse, sur le plan technique, être considéré comme consistant “entièrement ou principalement en la transmission de signaux sur des réseaux de communications électroniques” ». En dissociant les fonctions logicielles du transport physique des données, la Cour refuse d’adopter une vision extensive qui aurait assimilé le service applicatif à l’infrastructure de communication sous-jacente. La transmission est donc entendue comme le seul acheminement des signaux à travers les réseaux.

B. L’imputation de la responsabilité de la transmission comme condition déterminante

Au-delà de l’analyse technique, la Cour introduit un critère juridique essentiel fondé sur la responsabilité de la transmission. Pour qu’un service soit qualifié de service de communications électroniques, son fournisseur doit être responsable de la transmission des signaux envers les utilisateurs finaux. La Cour s’appuie sur sa jurisprudence antérieure pour rappeler que le fait que la transmission ait lieu via une infrastructure n’appartenant pas au prestataire est sans pertinence, dès lors que ce dernier est responsable de cette transmission.

Or, dans le cas d’un service de messagerie électronique accessible sur Internet, cette responsabilité n’incombe pas à son fournisseur. La Cour constate en effet que « ce sont, d’une part, les fournisseurs d’accès à Internet des expéditeurs et des destinataires de courriers ainsi que, le cas échéant, des prestataires de services de messagerie sur Internet et, d’autre part, les gestionnaires des différents réseaux constituant l’Internet ouvert qui assurent, pour l’essentiel, la transmission des signaux nécessaires au fonctionnement de tout service de messagerie sur Internet et qui en assument la responsabilité ». Le fournisseur du service de messagerie n’a donc pas la maîtrise de l’acheminement des données sur les réseaux, qui est assuré par des tiers. Cette absence de responsabilité à l’égard de la transmission fait obstacle à la qualification de service de communications électroniques.

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II. La portée de la solution à l’égard des services “hors offre FAI”

La décision de la Cour a pour effet de consacrer une distinction fonctionnelle entre les services applicatifs et les services de réseau (A), tout en s’inscrivant dans une évolution plus large du droit de l’Union en la matière (B).

A. La consécration d’une distinction fonctionnelle entre services applicatifs et services de réseau

En refusant d’appliquer le cadre réglementaire des communications électroniques à un service de messagerie sur Internet, la Cour de justice confirme la séparation entre la fourniture de services applicatifs et l’exploitation des réseaux. Cette décision empêche d’étendre un régime réglementaire conçu pour les opérateurs de télécommunications traditionnels à un large éventail de services dits “hors offre FAI” ou “over-the-top”. Une solution contraire aurait eu pour conséquence de soumettre de nombreux acteurs de l’Internet, qui dépendent des réseaux sans les opérer, à des obligations lourdes et inadaptées, telles que la déclaration auprès des autorités de régulation ou le respect de certaines obligations en matière de sécurité et d’interconnexion.

La Cour préserve ainsi la distinction fondamentale voulue par le législateur de l’Union, qui sépare la réglementation des contenus de celle de leur acheminement. Elle rappelle à ce titre que le cadre réglementaire établit une « distinction claire entre la production des contenus, impliquant une responsabilité éditoriale, et l’acheminement des contenus, exclusif de toute responsabilité éditoriale ». En l’espèce, elle étend cette logique en distinguant le service applicatif, qui permet de générer et gérer des communications, du service de transport qui en assure la transmission effective. Cette clarification préserve un environnement réglementaire favorable à l’innovation pour les services fournis sur Internet.

B. Une clarification jurisprudentielle à l’aune de l’évolution du droit de l’Union

La solution retenue par la Cour de justice, bien que fondée sur la directive de 2002, doit être appréciée à la lumière des évolutions législatives postérieures. Au moment de l’arrêt, le cadre juridique ne prévoyait pas de catégorie spécifique pour les services de communication qui ne reposent pas sur une infrastructure de réseau propre. La décision met en évidence une lacune de la législation de l’époque, qui peinait à appréhender l’émergence des services “over-the-top”.

Le législateur de l’Union a depuis remédié à cette situation avec l’adoption du Code des communications électroniques européen en 2018. Ce nouveau cadre réglementaire a introduit la notion de “services de communications interpersonnelles non fondés sur la numérotation”, qui vise précisément des services tels que la messagerie électronique ou la messagerie instantanée. Ces services sont désormais soumis à un régime réglementaire allégé et plus adapté à leurs spécificités que celui applicable aux opérateurs de télécommunications traditionnels. L’arrêt de la Cour peut donc être perçu comme ayant anticipé cette évolution, en refusant d’appliquer par une interprétation extensive un régime inadapté. Il constitue une décision d’espèce qui éclaire l’état du droit antérieur tout en justifiant la nécessité de la réforme intervenue depuis.

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Hassan KOHEN
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