Par un arrêt en date du 13 mars 2025, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conséquences de la requalification d’une opération en transaction non soumise à la taxe sur la valeur ajoutée, notamment lorsque la restitution de la taxe indûment acquittée se heurte à des obstacles procéduraux nationaux. Cette décision, rendue sur renvoi préjudiciel d’une juridiction roumaine, examine l’articulation entre le mécanisme de déduction de la taxe et les principes fondamentaux de neutralité et d’effectivité qui gouvernent le système commun de TVA.
En l’espèce, une société avait acquis des équipements auprès d’une autre société, l’opération étant initialement traitée par les deux parties comme une livraison de biens soumise à la TVA. La société acquéreuse avait donc payé la taxe correspondante, que la société venderesse avait collectée et versée au Trésor public. Par la suite, une inspection fiscale menée auprès de l’acquéreuse a conduit l’administration à requalifier la transaction en transmission d’une universalité de biens, une opération non soumise à la TVA en vertu du droit national transposant la directive TVA. L’administration a par conséquent refusé à la société acquéreuse le droit de déduire la taxe qu’elle avait acquittée en amont. Or, au moment où cette requalification est devenue définitive, le délai de prescription prévu par le droit national pour que la société venderesse puisse corriger sa facture et demander le remboursement de la TVA au Trésor public était expiré. Cette situation créait une charge fiscale définitive pour l’acquéreuse, qui ne pouvait obtenir ni la déduction de la taxe, ni son remboursement auprès de son cocontractant.
La procédure nationale a suivi un parcours complexe. Après une décision de première instance, la cour d’appel compétente avait d’abord annulé les rappels d’impôts, validant l’analyse initiale des contribuables. Saisie d’un pourvoi de l’administration fiscale, la haute juridiction nationale a cependant cassé cette décision et confirmé la requalification de l’opération, entérinant ainsi le refus du droit à déduction. C’est dans le cadre d’un recours en révision contre cet arrêt que la haute juridiction a décidé d’interroger la Cour de justice sur la compatibilité de cette situation avec le droit de l’Union. La question posée à la Cour était donc de savoir si les principes de neutralité et d’effectivité s’opposent à ce que le droit à déduction soit refusé à un assujetti pour une taxe qu’il a acquittée sur une opération ultérieurement jugée non imposable, alors que le remboursement de cette taxe par son cocontractant est devenu impossible.
À cette question, la Cour de justice apporte une réponse nuancée. Elle juge que les règles du droit de l’Union « ne s’opposent pas à une réglementation ou à une pratique administrative nationale qui ne permet pas à un assujetti d’obtenir la déduction de la TVA payée en amont sur une opération qui, à la suite d’un contrôle fiscal, a été requalifiée par l’administration fiscale en opération non soumise à la TVA ». Néanmoins, elle ajoute immédiatement que les principes de neutralité et d’effectivité « exigent toutefois que, dans une telle situation, cet assujetti puisse diriger sa demande de remboursement directement contre l’administration fiscale ». La Cour distingue ainsi rigoureusement le mécanisme de la déduction, dont les conditions strictes ne sont pas remplies, de la nécessaire garantie de la neutralité fiscale, qui doit être assurée par une autre voie.
La solution retenue par la Cour conduit à une application orthodoxe du droit à déduction (I), tout en assurant la primauté du principe de neutralité par la reconnaissance d’une voie de droit alternative (II).
I. Le maintien d’une application stricte du mécanisme de déduction de la taxe
La Cour de justice refuse d’étendre le champ du droit à déduction pour corriger une situation préjudiciable à l’assujetti. Elle rappelle que ce droit est intrinsèquement lié à la nature imposable de l’opération en amont (A), ce qui exclut de l’utiliser comme un simple palliatif à une impossibilité de régularisation (B).
A. La subordination du droit à déduction à l’existence d’une opération imposable
Le raisonnement de la Cour s’ancre dans la logique fondamentale du système de la TVA. Le droit à déduction, prévu à l’article 168 de la directive TVA, vise à soulager entièrement l’assujetti du poids de la taxe due ou acquittée dans le cadre de ses activités économiques, pour autant que celles-ci soient elles-mêmes soumises à la TVA. Il s’agit d’un droit fondamental, mais dont l’exercice est conditionné. Comme le rappelle la Cour, « l’exercice du droit à déduction est limité aux seules taxes dues, c’est-à-dire aux taxes correspondant à une opération soumise à la TVA ».
Dès lors que la transaction entre les deux sociétés a été définitivement qualifiée d’opération non imposable, la taxe facturée par le vendeur n’était pas légalement « due » au sens de la directive. En conséquence, la condition substantielle pour l’ouverture du droit à déduction chez l’acquéreur fait défaut. La Cour refuse de dissocier le droit à déduction de son fait générateur, à savoir la réalisation d’une opération taxée. Cette approche préserve la cohérence architecturale du système commun de TVA, où chaque mécanisme remplit une fonction précise et ne saurait être détourné pour répondre à d’autres finalités.
B. Le refus de la déduction comme palliatif à l’impossibilité de régularisation
En confirmant que le droit à déduction ne peut être accordé, la Cour écarte implicitement l’idée qu’il pourrait servir de mécanisme correcteur général. La situation de l’espèce était pourtant singulière : la taxe avait bien été versée au Trésor public et l’impossibilité d’obtenir un remboursement créait une charge fiscale contraire au principe de neutralité. On aurait pu envisager que la Cour, par pragmatisme, autorise la déduction pour neutraliser cet effet.
Toutefois, une telle solution aurait brouillé la distinction entre la taxe « due » et la taxe simplement « facturée ». La Cour maintient une ligne claire : la déduction n’est pas une voie de recours contre une facturation erronée. Elle précise que cette constatation n’est pas remise en cause par l’absence de risque de perte de recettes fiscales. Le respect des conditions formelles et substantielles du droit à déduction prime sur des considérations d’opportunité, même lorsque l’équité semblerait commander une autre solution. Ce faisant, la Cour préserve la rigueur du système et renvoie la résolution du problème à d’autres instruments juridiques.
Cette position stricte aurait pu aboutir à un résultat inéquitable pour l’opérateur économique. Cependant, la Cour prend soin de compléter son raisonnement en imposant une solution alternative fondée sur les principes directeurs du droit de la TVA.
II. La garantie du principe de neutralité par l’octroi d’un droit au remboursement
Si le mécanisme de la déduction est écarté, la Cour ne laisse pas l’assujetti sans protection. Elle mobilise les principes cardinaux du système pour imposer une solution réparatrice. Cette solution repose sur l’invocabilité du principe d’effectivité face à une impossibilité de recouvrement (A), ce qui aboutit à la consécration d’une action directe en remboursement contre l’administration fiscale (B).
A. L’invocabilité du principe d’effectivité en cas d’impossibilité de recouvrement
La Cour rappelle la procédure de droit commun pour la régularisation d’une taxe indûment facturée. En principe, il appartient au vendeur de rectifier sa facture et de rembourser son client, avant de solliciter lui-même le remboursement auprès de l’administration. Ce système, fondé sur une action civile en répétition de l’indu entre les parties, respecte les principes de neutralité et d’effectivité. Il permet à celui qui a supporté la charge de la taxe d’en obtenir la restitution.
Cependant, la Cour a jugé de longue date que ce système trouve ses limites lorsque le remboursement par le vendeur s’avère « impossible ou excessivement difficile ». En l’espèce, l’expiration du délai de prescription national pour la régularisation de la facture par le vendeur constituait précisément un tel obstacle. Le principe d’effectivité, qui exige que les droits conférés par l’ordre juridique de l’Union puissent être exercés dans des conditions qui n’en compromettent pas la substance, commande alors de prévoir une voie de droit alternative et efficace. L’impossibilité de fait ou de droit de suivre la procédure normale active ainsi une protection renforcée au profit de l’assujetti.
B. La consécration d’une action directe en remboursement contre l’administration fiscale
Face à l’impasse procédurale, la Cour énonce clairement la solution : « les principes de neutralité de la TVA et d’effectivité exigent que les États membres prévoient les instruments nécessaires pour permettre au preneur de récupérer la TVA indûment facturée et payée, notamment en adressant sa demande de remboursement directement à l’administration fiscale ». Cette affirmation n’est pas nouvelle, mais sa réitération dans un contexte de requalification d’opération par l’administration elle-même revêt une portée particulière.
La Cour distingue ainsi nettement la demande de déduction, qui relève de l’application normale de la taxe, de la demande de remboursement, qui est une action en restitution de l’indu fiscal. En l’absence d’un droit à déduction, l’assujetti n’est pas démuni. Il doit pouvoir se retourner directement contre l’autorité qui, in fine, a perçu une taxe sans fondement juridique et dont la restitution est bloquée par les règles de procédure nationales. Cette décision oblige donc les États membres à garantir une voie de recours directe contre l’administration fiscale dans de telles circonstances, indépendamment des règles de prescription applicables entre les parties privées, afin d’assurer la pleine neutralité de la TVA.