Par un arrêt en date du 13 octobre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours du principe d’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, tel qu’encadré par la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000. Saisie d’une question préjudicielle par une juridiction nationale, la Cour était amenée à se prononcer sur la légalité d’un règlement intérieur d’entreprise interdisant de manière générale le port de tout signe manifestant des convictions religieuses ou philosophiques. Cette affaire trouve son origine dans le litige opposant un travailleur, souhaitant porter un signe à connotation religieuse sur son lieu de travail, à son employeur qui lui opposait une politique de neutralité interne. Le travailleur soutenait que cette interdiction constituait une discrimination directe fondée sur la religion. L’employeur, pour sa part, défendait la validité de sa politique au nom d’une image de neutralité de l’entreprise.
La question de droit posée à la Cour de justice portait essentiellement sur le point de savoir si une règle interne interdisant de manière générale et indifférenciée la manifestation de convictions religieuses ou philosophiques constituait une discrimination directe au sens de la directive 2000/78. De manière incidente, la Cour était également interrogée sur l’interprétation de l’expression « la religion ou les convictions » et sur la possibilité pour les États membres d’adopter des dispositions nationales jugées plus favorables.
Dans sa décision, la Cour de justice de l’Union européenne juge qu’une telle politique de neutralité, si elle est appliquée de manière cohérente et systématique, ne constitue pas une discrimination directe. Elle précise également que « la religion ou les convictions » forment un motif de discrimination unique et indivisible, s’opposant à ce qu’un droit national puisse dissocier ces deux notions pour se prévaloir de dispositions plus favorables. Cette décision clarifie ainsi la notion de discrimination fondée sur « la religion ou les convictions » (I), tout en validant sous conditions la mise en place d’une politique de neutralité par l’employeur (II).
I. La clarification du concept de discrimination fondée sur « la religion ou les convictions »
La Cour de justice opère une clarification essentielle en deux temps. D’une part, elle consacre une approche unitaire du motif de discrimination (A), ce qui lui permet, d’autre part, d’écarter la qualification de discrimination directe face à une règle générale et indifférenciée (B).
A. L’unification du motif de discrimination
La Cour interprète de manière téléologique les dispositions de la directive 2000/78/CE. Elle affirme ainsi que « les termes « la religion ou les convictions » y figurant constituent un seul et unique motif de discrimination couvrant tant les convictions religieuses que les convictions philosophiques ou spirituelles ». Cette position met fin à toute tentative de hiérarchisation ou de dissociation entre les croyances de nature religieuse et celles qui, sans être confessionnelles, relèvent d’un engagement philosophique ou spirituel profond. En fusionnant ces notions en un seul bloc, la Cour assure une protection égale à toutes les formes de convictions, pourvu qu’elles présentent un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance.
Cette unification est d’une importance capitale car elle empêche qu’un traitement différencié puisse être justifié par la nature prétendument distincte des convictions. De plus, la Cour en tire une conséquence directe sur l’autonomie des États membres. Elle juge en effet que des dispositions nationales qui établiraient une distinction entre convictions religieuses et convictions philosophiques ne sauraient être considérées comme des « dispositions plus favorables à la protection du principe de l’égalité de traitement » au sens de l’article 8 de la directive. Par cette précision, la Cour garantit une application harmonisée du droit de l’Union et prévient une fragmentation de la protection contre les discriminations.
B. L’exclusion de la discrimination directe en présence d’une politique de neutralité
Fort de cette approche unifiée, l’arrêt énonce sa solution la plus notable en ce qu’il « doit être interprété en ce sens qu’une disposition d’un règlement de travail d’une entreprise interdisant aux travailleurs de manifester en paroles, de manière vestimentaire ou de toute autre manière, leurs convictions religieuses ou philosophiques, quelles qu’elles soient, ne constitue pas, à l’égard des travailleurs qui entendent exercer leur liberté de religion et de conscience par le port visible d’un signe ou d’un vêtement à connotation religieuse, une discrimination directe ». Le raisonnement de la Cour repose sur la généralité de la règle en cause. Une discrimination n’est directe que si elle introduit une différence de traitement fondée sur un critère prohibé.
Or, une politique de neutralité qui s’applique sans distinction à tous les travailleurs et à toutes les manifestations de convictions ne traite pas différemment les personnes en fonction de leur religion ou de leurs convictions. Tous sont soumis à la même obligation d’abstention. La Cour en déduit logiquement que la condition d’un traitement moins favorable lié à un critère spécifique n’est pas remplie. La solution adoptée est donc rigoureuse sur le plan juridique. En écartant la discrimination directe, la Cour déplace toutefois l’analyse du litige sur un autre terrain, celui de la discrimination indirecte, ce qui a des conséquences majeures sur la portée de la décision.
II. La portée de la solution : la validation conditionnelle de la neutralité en entreprise
La décision de la Cour de justice a une portée pratique considérable. Si elle semble renforcer la liberté de l’employeur, elle ne lui confère pas pour autant un droit absolu. Elle déplace le contrôle du juge vers le terrain de la discrimination indirecte (A), consacrant ainsi une politique de neutralité soumise à un contrôle de proportionnalité (B).
A. Le déplacement de l’analyse vers la discrimination indirecte
En jugeant que la règle de neutralité ne constitue pas une discrimination directe, la Cour n’épuise pas le débat. Une telle règle est en effet susceptible de constituer une discrimination indirecte. Celle-ci est définie comme une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre, mais susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions données, par rapport à d’autres personnes. C’est précisément le cas d’une interdiction de porter des signes visibles, qui affecte davantage les travailleurs dont la religion ou les convictions imposent une telle manifestation extérieure.
L’intérêt de la qualification de discrimination indirecte est qu’elle n’est pas illicite en soi. Elle peut être justifiée si la disposition qui la crée poursuit un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires. L’arrêt invite donc implicitement mais nécessairement les juridictions nationales à opérer ce contrôle. La charge de la preuve pèsera alors sur l’employeur, qui devra démontrer que sa politique de neutralité répond à un besoin réel et que l’interdiction générale est une mesure proportionnée à cet objectif.
B. La consécration d’une politique de neutralité sous contrôle
La portée de cet arrêt est d’entériner la légitimité, pour une entreprise, de poursuivre une politique de neutralité, notamment dans ses relations avec la clientèle. La Cour admet que la volonté d’un employeur de projeter une image de neutralité vis-à-vis des clients est une fin légitime qui relève de la liberté d’entreprendre. Cependant, cette liberté n’est pas sans limites. La justification d’une telle politique doit être étayée par des éléments concrets. Un simple souhait de l’employeur ne suffit pas ; il doit prouver l’existence d’un besoin réel, par exemple pour prévenir des conflits sociaux ou répondre à des attentes démontrables de sa clientèle.
En outre, le contrôle de proportionnalité exigera de vérifier si des mesures moins contraignantes auraient pu être envisagées. L’interdiction doit être strictement nécessaire à la réalisation de l’objectif de neutralité. Ainsi, la solution de la Cour de justice dessine une ligne d’équilibre. Elle permet à l’employeur d’imposer une neutralité, mais encadre strictement cette possibilité en la soumettant à un contrôle de justification et de proportionnalité rigoureux qui sera mis en œuvre par le juge national, véritable arbitre de la conciliation entre la liberté d’entreprendre et la liberté de conscience du travailleur.