Par un arrêt du 13 octobre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à interpréter la directive 93/13/CEE sur les clauses abusives, à la suite d’une demande de décision préjudicielle formée par le Višje sodišče v Mariboru. En l’espèce, une consommatrice avait repris le remboursement d’un contrat de crédit libellé en francs suisses, initialement souscrit par sa mère. Ce contrat stipulait que le risque de change était intégralement supporté par l’emprunteur. Une forte dépréciation de la monnaie nationale par rapport à la devise helvétique a considérablement alourdi la charge de la dette. Saisie d’une demande en nullité du contrat, la juridiction de première instance a rejeté le recours de la consommatrice. Devant la cour d’appel, la question de la conformité du droit national slovène à la directive européenne a été soulevée. La loi slovène de protection des consommateurs semblait définir le caractère abusif d’une clause par des conditions alternatives, notamment l’existence d’un « déséquilibre significatif » ou la méconnaissance du « principe de bonne foi et de loyauté ». La juridiction de renvoi s’est donc interrogée sur la compatibilité de cette approche avec l’article 3, paragraphe 1, de la directive, qui lie ces deux notions. Elle a ainsi demandé si le droit de l’Union s’opposait à une législation nationale permettant de déclarer une clause abusive sur le seul fondement d’un déséquilibre significatif, sans qu’il soit nécessaire d’examiner concomitamment l’exigence de bonne foi. La Cour de justice a répondu par la négative, estimant qu’une telle réglementation nationale était compatible avec la directive dès lors qu’elle visait à assurer un niveau de protection plus élevé pour le consommateur.
L’arrêt commenté clarifie ainsi l’articulation des critères d’appréciation du caractère abusif d’une clause (I), tout en confirmant la latitude laissée aux États membres pour renforcer la protection des consommateurs (II).
I. La clarification des critères d’appréciation du caractère abusif
La Cour rappelle la double condition posée par l’article 3, paragraphe 1, de la directive 93/13, qui définit une clause abusive comme celle qui, « en dépit de l’exigence de bonne foi, […] crée au détriment du consommateur un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties découlant du contrat ». La décision distingue l’autonomie conceptuelle de ces deux critères (A) avant de valider leur appréciation potentiellement dissociée par le juge national (B).
A. L’autonomie conceptuelle du déséquilibre significatif et de la bonne foi
La Cour de justice prend soin de rappeler la substance de chaque critère. Le déséquilibre significatif ne se limite pas à une analyse économique, mais s’apprécie au regard de la situation juridique du consommateur comparée à celle prévue par le droit national supplétif. Il peut résulter d’une « atteinte suffisamment grave à la situation juridique dans laquelle le consommateur […] est placé », que ce soit par une restriction de ses droits ou l’imposition d’une obligation non prévue par les règles communes. Ce critère s’attache donc à l’effet objectif de la clause sur l’économie du contrat et sur l’équilibre des prestations.
Quant à l’exigence de bonne foi, elle s’évalue en se demandant si « le professionnel, en traitant de façon loyale et équitable avec le consommateur, pouvait raisonnablement s’attendre à ce que ce dernier accepte la clause en cause à la suite d’une négociation individuelle ». Cette analyse est plus subjective et se concentre sur le comportement du professionnel, la force de négociation des parties et la transparence de l’information fournie. La bonne foi constitue un standard de comportement loyal attendu du professionnel. Bien que ces deux éléments soient liés dans le texte de la directive, la Cour les présente comme relevant d’examens distincts, chacun avec sa propre logique, préparant le terrain à une application disjointe.
B. Une appréciation dissociable au service d’une protection accrue
Le cœur de la réponse de la Cour réside dans la validation du mécanisme prévu par le droit slovène, qui érige les critères en conditions alternatives. La juridiction de renvoi demandait si elle pouvait constater le caractère abusif d’une clause en se fondant uniquement sur l’existence d’un déséquilibre significatif. La Cour l’y autorise explicitement en déclarant que la directive ne s’oppose pas « à une réglementation nationale qui permet de constater le caractère abusif d’une clause contractuelle lorsqu’elle crée, au détriment du consommateur, un déséquilibre significatif […] sans toutefois procéder à l’examen, dans une telle hypothèse, de l’exigence de “bonne foi” ».
Cette solution permet au juge national d’alléger la charge probatoire pesant sur le consommateur. Si le déséquilibre des droits et obligations est manifeste, il n’est plus nécessaire de s’engager dans l’analyse, parfois plus complexe, du respect de la bonne foi par le professionnel. L’efficacité de la protection est ainsi renforcée, car une clause objectivement déséquilibrée peut être écartée plus directement, sans qu’il faille sonder les intentions ou la loyauté du rédacteur du contrat. Cette approche pragmatique sert l’objectif de la directive, qui est d’éliminer les clauses abusives des contrats de consommation.
Cette dissociation fonctionnelle des critères d’appréciation repose sur le principe d’harmonisation minimale, dont la Cour réaffirme la portée.
II. La portée renforcée de l’harmonisation minimale en droit de la consommation
La décision s’inscrit fermement dans la logique de protection du consommateur en tant que partie faible, en rappelant que la directive 93/13 établit un socle de protection que les États membres peuvent dépasser. Elle confirme ainsi le pouvoir des législations nationales d’offrir une protection supérieure (A), ce qui emporte des conséquences significatives pour les juridictions nationales et les législateurs (B).
A. La réaffirmation du pouvoir des États membres d’offrir une protection supérieure
L’article 8 de la directive est la clé de voûte du raisonnement de la Cour. Ce texte autorise les États membres à « adopter ou maintenir, dans le domaine régi par la présente directive, des dispositions plus strictes […] pour assurer un niveau de protection plus élevé au consommateur ». En l’espèce, une législation nationale qui dissocie les critères du déséquilibre significatif et de la bonne foi pour faciliter la constatation du caractère abusif est considérée comme une de ces dispositions plus strictes.
La Cour estime qu’une telle règle est non seulement compatible avec la directive, mais qu’elle en poursuit les objectifs. En rendant plus aisé pour un consommateur de faire reconnaître le caractère abusif d’une clause, le législateur national ne fait qu’user de la faculté qui lui est expressément reconnue. Le fait que l’article 3, paragraphe 1, de la directive lie grammaticalement les deux notions n’est pas un obstacle, car cette formulation représente le standard minimum de protection, et non un plafond indépassable. La Cour valide ainsi une interprétation téléologique de la directive, privilégiant son effet utile sur une lecture strictement littérale de ses dispositions.
B. Les implications pour les juridictions nationales et le législateur
La portée de cet arrêt est importante. Pour les juridictions nationales, il offre une sécurité juridique lorsqu’elles appliquent un droit interne plus protecteur. Elles ne sont pas contraintes de calquer leur raisonnement sur la structure exacte de l’article 3, paragraphe 1, si leur propre législation leur offre une voie plus directe pour protéger le consommateur. L’arrêt légitime l’action du juge qui, confronté à une clause créant un déséquilibre patent, peut la neutraliser sans avoir à mener une enquête approfondie sur la loyauté du professionnel, qui peut être plus difficile à établir.
Pour les législateurs nationaux, cette décision constitue une incitation à adopter des normes de protection élevées. Elle confirme qu’ils disposent d’une marge de manœuvre significative pour concevoir les modalités de contrôle des clauses abusives. Ils peuvent choisir de simplifier les conditions d’appréciation, d’établir des listes de clauses présumées abusives de manière irréfragable, ou d’autres mécanismes qui renforcent la position du consommateur. En validant l’approche slovène, la Cour encourage une dynamique de progrès dans le droit de la consommation au sein de l’Union, où les États peuvent se montrer plus exigeants que le cadre commun, servant ainsi de laboratoire à de futures évolutions du droit européen.