Par un arrêt en date du 14 décembre 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours du principe d’égalité de traitement en matière d’avantages sociaux pour les travailleurs frontaliers. La Cour était saisie d’une question préjudicielle par le Tribunal administratif du Luxembourg relative à la compatibilité d’une législation nationale avec le droit de l’Union. Cette législation subordonnait l’octroi d’une aide financière pour études supérieures à des conditions différenciées selon que l’étudiant résidait ou non sur le territoire national.
En l’espèce, un étudiant résidant en France s’est vu refuser une aide financière pour études supérieures par les autorités luxembourgeoises. Le refus était motivé par le fait que sa mère, bien qu’ayant travaillé au Luxembourg pendant près de huit ans, ne remplissait pas la condition légale d’une activité professionnelle ininterrompue de cinq ans au moment de la demande, en raison d’une brève interruption de son emploi. Saisi du litige, le Tribunal administratif du Luxembourg a interrogé la Cour de justice sur la conformité de cette condition de travail ininterrompue avec l’article 7, paragraphe 2, du règlement (UE) n° 492/2011, qui garantit aux travailleurs de l’Union les mêmes avantages sociaux que les travailleurs nationaux. La question posée visait donc à déterminer si l’exigence d’une période de travail ininterrompue, à l’exclusion de tout autre critère, était une mesure justifiée et proportionnée au regard de l’objectif poursuivi par l’État membre.
La Cour de justice de l’Union européenne répond que le droit de l’Union s’oppose à une telle législation. Elle considère que si l’objectif d’augmenter la proportion de résidents diplômés de l’enseignement supérieur est légitime et si une condition de durée de travail peut être appropriée pour établir un lien de rattachement, l’exigence d’une période de travail ininterrompue de cinq ans est, quant à elle, disproportionnée. La Cour, pour parvenir à cette solution, examine d’abord la compatibilité d’une condition de durée de travail avec le principe d’égalité de traitement, avant de se prononcer sur le caractère excessif du critère de continuité de cette activité professionnelle.
I. La justification d’une condition de durée minimale de travail du parent travailleur frontalier
La Cour de justice reconnaît qu’une différence de traitement entre étudiants résidents et non-résidents peut, sous certaines conditions, être admise. Elle valide ainsi l’objectif poursuivi par l’État membre qui consiste à vouloir s’assurer de l’existence d’un lien de rattachement suffisant du travailleur frontalier avec la société d’accueil (A), et juge que le critère d’une durée minimale d’activité professionnelle est, en principe, apte à démontrer un tel lien (B).
A. La reconnaissance d’un objectif légitime d’accroissement de la population diplômée
La Cour confirme d’abord que l’objectif social invoqué par l’État membre constitue un objectif d’intérêt général susceptible de justifier une discrimination indirecte. En effet, la législation nationale visait à « augmenter de manière significative au Luxembourg la part des résidents titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur ». La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt Giersch e.a. du 20 juin 2013 (C-20/12), en jugeant que cet objectif est légitime au regard du droit de l’Union. Elle estime qu’« une action entreprise par un État membre afin d’assurer un niveau élevé de formation de sa population résidente poursuit un objectif légitime susceptible de justifier une discrimination indirecte sur la base de la nationalité ».
En exigeant une connexion réelle entre le bénéficiaire de l’aide et sa société, l’État membre cherche à garantir que l’investissement public dans la formation des étudiants profitera, à terme, à son propre développement économique. La Cour admet donc qu’un État puisse chercher à s’assurer qu’il existe une probabilité raisonnable que l’étudiant, après ses études, revienne s’installer et travailler sur son territoire. Ce faisant, elle reconnaît à l’État membre une marge d’appréciation pour définir les critères permettant de présumer l’existence d’un tel lien, tout en soumettant ces critères à un contrôle de proportionnalité.
B. L’appropriation du critère de la durée de travail pour établir le lien de rattachement
La Cour examine ensuite si le moyen choisi par le législateur national est approprié pour atteindre l’objectif visé. La législation litigieuse utilise la durée d’activité professionnelle du parent travailleur frontalier comme indicateur de son intégration dans la société luxembourgeoise. La Cour estime que ce critère est pertinent. Elle rappelle que si l’accès au marché du travail crée en principe un lien d’intégration suffisant, il peut être légitime d’exiger des éléments supplémentaires pour les travailleurs frontaliers dont les enfants, non-résidents, sollicitent un avantage social.
La Cour se réfère de nouveau à sa jurisprudence Giersch e.a., où elle avait jugé qu’un critère de résidence de l’étudiant était trop exclusif. Elle avait alors suggéré que d’autres éléments, tels que l’emploi durable du parent dans l’État membre, pourraient attester du degré réel d’attachement. Dans le présent arrêt, elle confirme que « l’occupation d’un emploi par les parents de l’étudiant concerné, depuis une durée significative dans l’État membre dispensateur de l’aide sollicitée, pouvait être appropriée pour démontrer le degré réel de rattachement à la société ou au marché du travail de cet État ». Par conséquent, exiger que le parent ait travaillé pendant une certaine période est une mesure apte à établir le lien d’intégration nécessaire pour justifier l’octroi de l’aide.
II. La sanction du caractère disproportionné de l’exigence d’une période de travail ininterrompue
Si la Cour valide le principe d’une condition de durée de travail, elle en censure toutefois les modalités, jugées trop strictes. Elle rejette l’analogie proposée par l’État membre avec le droit de séjour permanent (A) et conclut que le caractère ininterrompu de la période de travail constitue une restriction excessive qui ne respecte pas le principe de proportionnalité (B).
A. Le rejet de l’analogie avec les conditions d’acquisition du droit de séjour permanent
Pour justifier l’exigence d’une période de travail ininterrompue de cinq ans, le gouvernement luxembourgeois s’était inspiré par analogie de l’article 16 de la directive 2004/38/CE, qui conditionne l’acquisition du droit de séjour permanent à une période de séjour ininterrompue de cinq ans. La Cour de justice écarte fermement cette argumentation. Elle souligne que le contexte des deux réglementations est fondamentalement différent. L’article 16 de la directive vise à assurer l’intégration durable des citoyens de l’Union dans l’État d’accueil, mais son champ d’application est distinct de celui de l’égalité de traitement pour les travailleurs.
De plus, et de manière décisive, la Cour rappelle que l’article 24, paragraphe 2, de la même directive, qui permet de restreindre l’accès aux aides d’entretien aux études avant l’acquisition du droit de séjour permanent, « s’applique uniquement à des personnes autres que les travailleurs salariés, les travailleurs non-salariés, les personnes qui gardent ce statut, et les membres de leur famille ». Le régime applicable aux travailleurs et à leurs familles est donc explicitement exclu de ces limitations. L’analogie est par conséquent jugée non pertinente, car elle reviendrait à appliquer aux travailleurs des restrictions qui ont été spécifiquement conçues pour les citoyens économiquement inactifs.
B. La caractérisation d’une restriction excessive ignorant le lien de rattachement réel
La Cour se concentre enfin sur le caractère nécessaire de la mesure. C’est sur ce point que la législation nationale est jugée défaillante. La Cour considère que l’exigence d’une période de travail *ininterrompue* va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif légitime. Elle relève que cette condition rigide conduit à des résultats manifestement excessifs, comme dans le cas d’espèce où une brève interruption de deux mois et demi a suffi à priver l’étudiant de l’aide, malgré une présence quasi continue de sa mère sur le marché du travail luxembourgeois pendant près de huit ans.
La Cour estime qu’une telle règle, en ne permettant aucune appréciation de la situation concrète, est trop absolue. Elle affirme qu’une « restriction […] qui va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif légitime visant à augmenter le nombre des diplômés de l’enseignement supérieur au sein de la population résidente, en ce que de telles interruptions ne sont pas de nature à rompre le lien de rattachement entre le demandeur de l’aide financière et le Grand-Duché de Luxembourg ». En d’autres termes, de courtes interruptions d’emploi ne sauraient anéantir un lien d’intégration solide, forgé par des années de travail et de contributions sociales et fiscales. La mesure est donc jugée disproportionnée, car elle ne permet pas de prendre en compte le degré réel d’attachement du travailleur à la société de l’État d’emploi.