Cour de justice de l’Union européenne, le 14 décembre 2017, n°C-305/16

Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la validité d’une mesure dérogatoire au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, visant à lutter contre une forme d’évasion fiscale inhérente à certains modèles de vente directe.

Une société spécialisée dans la commercialisation de produits cosmétiques recourait à un réseau de représentantes indépendantes pour la vente au détail. Ces dernières, n’étant pas assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée, acquéraient les produits auprès de la société à un prix réduit et les revendaient aux consommateurs finaux. Par ce mécanisme, la marge réalisée par les représentantes échappait à toute taxation. Pour y remédier, l’administration fiscale du Royaume-Uni, en vertu d’une dérogation autorisée par une décision du Conseil, calculait la taxe due par la société non sur la base du prix facturé aux représentantes, mais sur la valeur de vente au détail des marchandises. La société a contesté ce dispositif devant les juridictions nationales, sollicitant le remboursement d’une partie de la taxe acquittée. Elle soutenait que le mécanisme dérogatoire était disproportionné et violait le principe de neutralité fiscale en ne tenant pas compte de la taxe que ses représentantes supportaient, sans possibilité de déduction, lors de l’achat d’articles de démonstration nécessaires à leur activité. Saisi du litige, le tribunal de première instance a interrogé la Cour de justice sur la validité de la décision du Conseil autorisant la dérogation et sur l’interprétation des dispositions pertinentes du droit de l’Union.

La question posée à la Cour consistait essentiellement à déterminer si une mesure dérogatoire, autorisée afin de prévenir l’évasion fiscale, enfreint les principes de proportionnalité et de neutralité fiscale dès lors qu’elle ne prévoit pas de compensation pour la taxe d’amont supportée par des opérateurs non assujettis agissant dans le cadre du modèle économique visé.

La Cour de justice a jugé que la dérogation était valide. Elle a considéré que l’autorisation de déroger aux règles de détermination de la base d’imposition ne s’étendait pas aux règles relatives au droit à déduction. Ce droit étant réservé aux assujettis, les représentantes ne pouvaient en bénéficier, et la société ne pouvait déduire une taxe afférente à des biens qu’elle n’avait pas elle-même acquis. La Cour a estimé que la mesure était proportionnée à l’objectif de lutte contre l’évasion fiscale et que la différence de traitement alléguée résultait du modèle commercial choisi par l’entreprise, et non d’une violation du principe de neutralité fiscale.

Il convient donc d’analyser la manière dont la Cour a confirmé une application rigoureuse du mécanisme dérogatoire (I), avant d’étudier l’appréciation de la validité de cette mesure au regard des principes fondamentaux du droit de l’Union (II).

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I. La confirmation d’une application stricte du mécanisme dérogatoire de la TVA

La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation littérale des textes régissant le système commun de la taxe sur la valeur ajoutée. Elle s’attache d’une part à cantonner la portée de la mesure dérogatoire à son seul objet (A) et, d’autre part, refuse d’étendre le droit à déduction au-delà des conditions fixées par la directive (B).

A. Le cantonnement de la dérogation à la seule base d’imposition

La Cour rappelle avec fermeté que les mesures dérogatoires, en ce qu’elles s’écartent du régime normal de la taxe, sont d’interprétation stricte. En l’espèce, l’autorisation accordée au Royaume-Uni par la décision 89/534 visait exclusivement l’article 11 de la sixième directive, relatif à la base d’imposition. L’objectif était de permettre aux autorités fiscales de calculer la taxe non sur la contrepartie reçue par l’assujetti de la part de ses revendeurs, mais sur la valeur de marché des biens au stade de la consommation finale. La Cour souligne que ce mécanisme spécifique ne saurait avoir d’incidence sur d’autres dispositions fondamentales de la directive, et notamment sur celles qui régissent le droit à déduction.

Ainsi qu’elle le précise, « la mesure dérogatoire autorisée par la décision 89/534 ne vise toutefois pas les règles gouvernant le droit à déduction, qui figurent aux articles 17 à 20 de cette directive et qui restent donc applicables en l’occurrence ». Par ce raisonnement, la Cour établit une cloison étanche entre la modification de l’assiette de l’impôt, justifiée par la nécessité de prévenir l’évasion fiscale, et le mécanisme de déduction, qui demeure inchangé. La dérogation est ainsi circonscrite à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi, sans remettre en cause l’architecture globale du système de la taxe.

B. Le refus d’étendre le droit à déduction en dehors de son champ d’application

La Cour examine ensuite la possibilité de prendre en compte la taxe supportée par les représentantes sur leurs achats d’articles de démonstration. Elle écarte cette éventualité en se fondant sur les conditions d’exercice du droit à déduction. Ce droit, qui constitue une pièce maîtresse du système de la taxe sur la valeur ajoutée, est exclusivement réservé aux assujettis agissant en tant que tels. Or, il est constant que les représentantes en cause, en raison de leur faible chiffre d’affaires, n’avaient pas la qualité d’assujetties et ne pouvaient donc prétendre à aucune déduction de la taxe payée en amont.

De surcroît, la Cour exclut que la société de vente directe puisse elle-même opérer une telle déduction. Elle motive sa position en relevant que la taxe en question n’a pas grevé des biens ou des services qui lui ont été fournis, condition indispensable à l’exercice du droit à déduction. Au contraire, la société était le fournisseur de ces articles de démonstration. Comme le formule la Cour, « la taxe afférente aux articles de démonstration […] ne saurait être déduite de la taxe due par une société de vente directe […] qui n’a acquis aucun bien ou service de la part de tiers, mais qui, au contraire, s’agissant des articles de démonstration, les a vendus à ces revendeurs ». Accorder une telle déduction reviendrait à créer une nouvelle dérogation, non prévue par la décision du Conseil et contraire aux principes mêmes du mécanisme de déduction.

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II. L’appréciation de la mesure dérogatoire au regard des principes fondamentaux du droit de l’Union

Après avoir posé les jalons d’une interprétation stricte des textes, la Cour examine la validité de la décision 89/534 au regard des principes de proportionnalité (A) et de neutralité fiscale (B), invoqués par la société requérante pour contester la charge fiscale qui en résultait.

A. La validation de la mesure sur le fondement du principe de proportionnalité

Le principe de proportionnalité exige qu’un acte de l’Union soit apte à réaliser les objectifs qu’il poursuit sans aller au-delà de ce qui est nécessaire pour les atteindre. En l’espèce, la Cour constate que la mesure dérogatoire poursuit un objectif légitime, à savoir la lutte contre l’évasion fiscale résultant de la non-taxation des ventes au détail effectuées par des revendeurs non assujettis. La détermination de la base d’imposition par référence à la valeur de vente finale apparaît comme un moyen approprié pour garantir la perception de la taxe à ce stade.

Quant à la nécessité de la mesure, la Cour estime qu’elle n’est pas remise en cause par l’absence de prise en compte de la taxe d’amont supportée par les représentantes. Elle juge en effet que l’instauration d’un tel ajustement constituerait une dérogation non autorisée aux règles de déduction et serait de nature à complexifier la perception de l’impôt. La mesure est donc considérée comme n’excédant pas les limites de ce qui est nécessaire. La Cour conclut que « il y a lieu de considérer que la décision 89/534 ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de lutte contre l’évasion fiscale ». En maintenant la simplicité du mécanisme et en refusant d’y intégrer une correction non prévue, la Cour valide la proportionnalité du dispositif.

B. La portée limitée du principe de neutralité fiscale face à un choix de modèle économique

Le principe de neutralité fiscale s’oppose à ce que des prestations de services ou des livraisons de biens semblables, et donc concurrentes, soient traitées différemment du point de vue de la taxe sur la valeur ajoutée. La société requérante soutenait que la mesure dérogatoire créait une distorsion de concurrence en imposant à sa chaîne de distribution une charge de taxe supérieure à celle supportée par les entreprises recourant à des circuits traditionnels. La Cour reconnaît l’existence d’une charge fiscale plus importante pour le modèle de la vente directe.

Cependant, elle en attribue la cause non pas à une défaillance de la mesure dérogatoire, mais au mode d’organisation commerciale délibérément choisi par l’entreprise. En des termes particulièrement clairs, elle énonce que « il doit être constaté qu’une telle circonstance n’est que la conséquence du choix opéré par une telle société du système de vente directe pour commercialiser ses produits ». Le principe de neutralité fiscale ne saurait être interprété comme une garantie protégeant les opérateurs économiques contre les conséquences fiscales inhérentes à leurs propres choix structurels. Cette décision confirme ainsi que si la neutralité de la taxe doit être assurée entre concurrents placés dans des situations identiques, elle ne permet pas de corriger les désavantages qui découlent d’un modèle économique spécifique, surtout lorsque celui-ci a précisément justifié la mise en place d’une mesure anti-évasion.

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Hassan KOHEN
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