Par un arrêt dont la portée est significative pour la régulation des services de transport urbain, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de la notion d’aide d’État au sens du droit de l’Union. En l’espèce, une autorité publique d’une capitale européenne avait réglementé l’accès aux couloirs de bus, autorisant leur usage par les taxis traditionnels tout en l’interdisant, sauf pour de brèves opérations de dépose ou de prise en charge, aux véhicules de tourisme avec chauffeur. Saisie d’un litige par une entreprise exploitant de tels véhicules qui s’estimait désavantagée, une juridiction nationale a sursis à statuer afin de poser à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles. Il s’agissait pour la juridiction de renvoi de déterminer si une telle réglementation, qui différencie le traitement de deux services de transport de personnes en apparence concurrents, pouvait être qualifiée d’aide d’État prohibée. La question de droit soumise à la Cour était donc de savoir si une mesure de gestion du trafic consistant à accorder un accès privilégié à une infrastructure publique à une catégorie d’opérateurs économiques constituait une aide d’État au sens de l’article 107, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La Cour y répond de manière nuancée, en considérant qu’une telle autorisation « n’apparaît pas comme étant de nature à impliquer un engagement de ressources d’État ni à conférer à ces taxis un avantage économique sélectif », tout en ajoutant qu’« il ne saurait être exclu » que la mesure puisse affecter les échanges entre les États membres, laissant à la juridiction nationale le soin de procéder aux vérifications factuelles nécessaires.
La solution retenue par la Cour de justice conduit à une application distributive des critères de l’aide d’État, écartant en principe l’application de certains tout en maintenant la pertinence des autres. Il convient ainsi d’analyser l’interprétation restrictive que fait la Cour des conditions relatives aux ressources d’État et à l’avantage sélectif (I), avant d’examiner la vigilance maintenue quant à l’affectation potentielle des échanges et le rôle central dévolu au juge national (II).
I. L’interprétation restrictive des conditions relatives aux ressources d’État et à l’avantage sélectif
La Cour de justice adopte une approche pragmatique en dissociant la simple régulation d’une infrastructure existante d’une intervention économique de l’État. Elle estime ainsi que la mesure ne semble impliquer ni un engagement de ressources publiques (A), ni conférer un avantage économique qui soit véritablement sélectif (B).
A. L’exclusion d’un engagement de ressources d’État par la simple réglementation de l’usage d’une infrastructure publique
La Cour considère que le fait d’autoriser une catégorie de véhicules à utiliser des couloirs de bus ne constitue pas en soi une aide financée au moyen de ressources d’État. Pour qu’une telle ressource soit engagée, il faudrait un transfert direct de fonds, ou à tout le moins que l’État se prive de recettes qu’il aurait normalement dû percevoir. En l’occurrence, l’infrastructure du couloir de bus existe et son usage par les taxis ne génère pas de coût supplémentaire direct pour la collectivité, ni ne la prive d’un revenu. La Cour estime donc que la mesure litigieuse « n’apparaît pas comme étant de nature à impliquer un engagement de ressources d’État », appliquant une jurisprudence constante qui distingue la fourniture d’un avantage de la simple organisation d’un service ou d’un espace public. Cette analyse confirme que toute réglementation différenciée n’équivaut pas à une subvention déguisée, surtout lorsqu’elle vise à optimiser un système public existant.
B. La remise en cause du caractère sélectif de l’avantage conféré aux taxis
Au-delà de l’absence de ressources d’État, la Cour met en doute le caractère sélectif de l’avantage accordé, critère pourtant essentiel de l’aide d’État. Elle suggère que la différenciation de traitement entre les taxis et les voitures de tourisme avec chauffeur pourrait être justifiée par la nature même de l’objectif poursuivi, à savoir « créer un système de transport sûr et efficace ». Un tel objectif peut légitimer une réglementation qui favorise les opérateurs soumis à des contraintes de service public spécifiques, ce qui est souvent le cas des taxis traditionnels. L’avantage consistant en un gain de temps ne serait alors que la contrepartie de sujétions particulières et non un privilège injustifié. En estimant que la mesure n’est pas de nature à « conférer à ces taxis un avantage économique sélectif », la Cour invite le juge national à vérifier si les deux catégories d’opérateurs sont dans une situation comparable au regard de l’objectif de la réglementation, ce qui pourrait ne pas être le cas.
L’analyse de la Cour, si elle tend à écarter la qualification d’aide d’État sur la base de ses critères les plus fondamentaux, ne clôt cependant pas entièrement le débat. Elle maintient une ouverture en ce qui concerne l’impact sur le marché intérieur et réaffirme la compétence du juge national pour trancher au vu des faits.
II. Le maintien de la vigilance quant à l’affectation des échanges et la subsidiarité du contrôle
La Cour de justice, tout en restreignant la portée des deux premiers critères, se montre plus ouverte sur la question de l’impact sur le commerce intracommunautaire (A). Elle renforce par ailleurs la position du juge national en lui confiant la charge de l’appréciation finale des faits (B).
A. La reconnaissance d’une possible affectation des échanges entre États membres
La Cour admet qu’« il ne saurait être exclu » que la réglementation en cause puisse affecter les échanges entre les États membres. Cette position s’explique par le fait que le marché des services de transport par voitures avec chauffeur est largement ouvert à la concurrence européenne, avec des opérateurs établis dans plusieurs États membres. Une mesure qui désavantage cette catégorie d’acteurs au profit d’opérateurs plus traditionnels et souvent nationaux, comme les taxis, peut avoir pour effet de cloisonner le marché et de rendre plus difficile l’interpénétration des services au sein de l’Union. Même une mesure d’application locale peut ainsi avoir un impact sur les échanges entre États membres dès lors qu’elle touche un secteur d’activité économique ouvert à la concurrence transfrontalière. La Cour rappelle ainsi que le seuil de l’affectation des échanges est relativement bas et que toute mesure susceptible d’influencer les flux commerciaux entre pays de l’Union doit être examinée avec attention.
B. La confirmation du rôle déterminant du juge national dans l’appréciation in concreto
À travers l’ensemble de son raisonnement, la Cour souligne de manière répétée le rôle de la juridiction de renvoi, en précisant que c’est à elle qu’il appartient de vérifier si les conditions de l’aide d’État sont remplies. Cette démarche est caractéristique de la procédure préjudicielle, où la Cour de justice fournit une interprétation du droit de l’Union mais ne tranche pas elle-même le litige au fond. En concluant chacun de ses développements par la formule « ce qu’il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier », la Cour délimite clairement les compétences. Elle donne au juge national les clés d’analyse juridique, mais lui laisse la responsabilité d’examiner les faits précis de l’espèce pour déterminer si la réglementation a réellement un impact sur les ressources publiques, si elle crée un avantage injustifié et si elle affecte de manière sensible le commerce entre États membres. Cette subsidiarité du contrôle garantit une application du droit de l’Union adaptée aux spécificités de chaque affaire.