Par un arrêt en date du 14 juillet 2005, la Cour de justice des Communautés européennes a statué sur un pourvoi formé contre une décision du Tribunal de première instance du 14 novembre 2002. Cet arrêt porte sur la légalité d’un règlement de la Commission européenne ayant instauré des mesures de sauvegarde à l’encontre des importations de sucre originaires des pays et territoires d’outre-mer.
En l’espèce, une entreprise établie dans un pays et territoire d’outre-mer (PTOM) se consacrait à la transformation de sucre qui, en vertu du mécanisme de cumul d’origine CE/PTOM, pouvait être importé dans la Communauté européenne en franchise de droits de douane. Face à une augmentation très importante de ces importations entre 1997 et 1999, sur un marché communautaire du sucre déjà excédentaire, la Commission a adopté le règlement (CE) nº 2081/2000. Ce texte instaurait une mesure de sauvegarde limitant, pour une période de cinq mois, les importations bénéficiant du cumul d’origine à un contingent quantitatif de 4 848 tonnes.
L’entreprise de transformation a introduit un recours en annulation contre ce règlement devant le Tribunal de première instance des Communautés européennes. Elle soutenait notamment que les conditions d’application de l’article 109 de la décision d’association PTOM n’étaient pas réunies et que la mesure était disproportionnée. Par un arrêt du 14 novembre 2002, le Tribunal a rejeté le recours, considérant que la Commission disposait d’un large pouvoir d’appréciation et n’avait pas commis d’erreur manifeste. L’entreprise a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, reprenant pour l’essentiel les mêmes moyens.
La question de droit soumise à la Cour de justice était donc de déterminer si le Tribunal avait correctement interprété l’étendue du pouvoir d’appréciation de la Commission dans l’instauration de mesures de sauvegarde, et s’il avait exercé un contrôle juridictionnel adéquat sur la qualification des faits et la proportionnalité de la mesure adoptée.
La Cour de justice a rejeté le pourvoi, confirmant l’analyse du Tribunal. Elle a jugé que la Commission dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour évaluer la nécessité de telles mesures et que le contrôle du juge doit se limiter à l’erreur manifeste. La Cour a estimé que le Tribunal avait pu, sans commettre d’erreur de droit, conclure que la mesure n’était pas manifestement inappropriée pour remédier aux difficultés constatées sur le marché communautaire du sucre.
I. La justification de la mesure de sauvegarde au regard des perturbations du marché
La Cour de justice confirme l’approche du Tribunal de première instance qui avait validé les conditions de mise en œuvre de la mesure de sauvegarde. Elle réaffirme le large pouvoir d’appréciation reconnu à la Commission en la matière (A) et valide la qualification de « difficultés » risquant d’entraîner une « détérioration » du marché (B).
A. La confirmation du large pouvoir d’appréciation de la Commission
La Cour rappelle avec constance que les institutions communautaires bénéficient d’une marge d’appréciation étendue pour l’application de l’article 109 de la décision PTOM. Elle énonce que, face à ce pouvoir, « il incombe au juge communautaire de se limiter à examiner si l’exercice de ce pouvoir n’est pas entaché d’une erreur manifeste ou d’un détournement de pouvoir ou encore si les institutions communautaires n’ont pas manifestement dépassé les limites de leur pouvoir d’appréciation ». Cette position est justifiée par la nature des décisions à prendre, qui impliquent des arbitrages complexes entre des intérêts divergents : le développement économique des PTOM d’une part, et la stabilité d’un secteur économique communautaire d’autre part.
L’argument de la société requérante, selon lequel le caractère dérogatoire de la clause de sauvegarde commanderait une interprétation stricte et donc une réduction du pouvoir d’appréciation, est écarté. La Cour considère que la nature exceptionnelle de la mesure ne diminue en rien l’ampleur du pouvoir de la Commission lorsqu’elle est confrontée à des choix politiques relevant de ses responsabilités. En validant le raisonnement du Tribunal sur ce point, la Cour conforte une jurisprudence bien établie qui privilégie la souplesse de l’action administrative dans la gestion des politiques économiques complexes, notamment agricoles.
B. La reconnaissance de l’existence de difficultés menaçant le secteur du sucre
Le Tribunal, suivi par la Cour, a estimé que la Commission avait pu à bon droit considérer que la situation justifiait une mesure de sauvegarde. Les « difficultés » au sens de l’article 109 de la décision PTOM résultaient de la conjonction de plusieurs facteurs. Il s’agissait de la très forte progression des importations de sucre PTOM, de la situation structurellement excédentaire du marché communautaire, et des contraintes pesant sur la Communauté au titre des accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui limitaient le volume des exportations de sucre pouvant bénéficier de restitutions.
La Cour confirme que l’appréciation de la Commission n’était pas manifestement erronée. Chaque tonne de sucre importée des PTOM venait en substitution d’une tonne de sucre communautaire, laquelle devait alors être exportée avec des subventions. Or, ces exportations subventionnées étaient plafonnées. L’augmentation des importations, même si elle représentait un faible pourcentage de la production communautaire, aggravait donc un équilibre déjà précaire et menaçait de déstabiliser l’organisation commune du marché du sucre. La Cour a ainsi validé l’analyse selon laquelle « toute quantité supplémentaire de ce produit, même minime au regard de la production communautaire, accédant au marché de la Communauté aurait contraint les institutions […] à augmenter le montant des subventions à l’exportation […] ou à réduire les quotas des producteurs européens ».
II. Un contrôle juridictionnel restreint sur la proportionnalité de la mesure
L’arrêt illustre la déférence du juge communautaire envers les choix opérés par la Commission, en n’exerçant qu’un contrôle restreint à l’erreur manifeste (A). Cette retenue se manifeste particulièrement dans l’appréciation du caractère proportionné du contingentement quantitatif imposé (B).
A. L’exercice d’un contrôle limité à l’erreur manifeste d’appréciation
En ce qui concerne le respect du principe de proportionnalité, la Cour rappelle que son contrôle est limité. Elle énonce que « seul le caractère manifestement inapproprié d’une mesure arrêtée en ce domaine, par rapport à l’objectif que l’institution compétente entend poursuivre, peut […] affecter la légalité d’une telle mesure ». Le juge ne substitue pas sa propre appréciation économique à celle de la Commission. Il vérifie seulement que la mesure n’est pas déraisonnable au regard du but visé.
Cette limitation du contrôle est la conséquence directe du large pouvoir d’appréciation reconnu à l’institution. Dans un domaine où il faut arbitrer entre des intérêts légitimes mais contradictoires, le choix de la mesure la plus adéquate relève de l’opportunité politique. Le Tribunal avait jugé que la requérante n’avait pas démontré que la fixation d’un quota était une mesure « manifestement inappropriée » par rapport à l’objectif de stabilisation du marché. La Cour de justice valide cette approche, refusant d’examiner si d’autres mesures, comme un prix minimal, auraient été moins contraignantes mais potentiellement moins efficaces.
B. L’appréciation du caractère non manifestement inapproprié du contingentement
La Cour se penche sur la méthode de calcul du quota de 4 848 tonnes. La Commission avait choisi de se fonder sur les volumes d’importation constatés durant les trois années précédant 1999, écartant l’année 1999 en raison de sa « progression exponentielle » qui était précisément à l’origine des difficultés. Le Tribunal, puis la Cour, ont jugé cette démarche raisonnable. En écartant l’année de crise comme base de référence, la Commission n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation.
De plus, la Cour note que la mesure n’a pas conduit à une suspension totale des importations, mais a fixé un quota basé sur un niveau historique d’échanges. Elle a ainsi « tenu compte des intérêts des producteurs de sucre des PTOM ». La mesure n’a pas non plus porté atteinte au statut préférentiel des PTOM de manière structurelle, car une mesure de sauvegarde est, par nature, « exceptionnelle et temporaire ». Enfin, elle ne visait que le sucre bénéficiant du cumul d’origine, et non le sucre entièrement produit dans les PTOM. L’ensemble de ces éléments a convaincu la Cour que la mesure, bien que restrictive, ne dépassait pas les limites de ce qui était nécessaire pour remédier aux difficultés identifiées.