Cour de justice de l’Union européenne, le 14 juillet 2005, n°C-41/03

Par un arrêt du 14 juillet 2005, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur les conditions de mise en œuvre des mesures de sauvegarde prévues par le régime d’association des pays et territoires d’outre-mer à la Communauté. Cette décision met en lumière la tension entre les objectifs de développement économique de ces territoires et la nécessité de préserver la stabilité des marchés agricoles communautaires. En l’espèce, une entreprise établie à Aruba, un pays et territoire d’outre-mer, bénéficiait du régime d’association permettant d’importer du sucre dans la Communauté en franchise de droits de douane, notamment par le mécanisme du cumul d’origine. Face à une augmentation très importante de ces importations, la Commission européenne avait adopté un règlement instaurant une mesure de sauvegarde sous la forme d’un contingent quantitatif restrictif.

L’entreprise de transformation de sucre avait initialement saisi le Tribunal de première instance des Communautés européennes d’un recours en annulation contre ce règlement. Par un arrêt du 14 novembre 2002, le Tribunal avait rejeté le recours, jugeant que la Commission disposait d’un large pouvoir d’appréciation pour constater l’existence de difficultés risquant d’entraîner la détérioration d’un secteur économique et pour adopter des mesures jugées nécessaires. L’entreprise a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’interprétation et l’application par le Tribunal des dispositions relatives aux mesures de sauvegarde. Elle soutenait notamment que l’augmentation des importations, étant une conséquence prévisible et souhaitée du régime d’association, ne pouvait constituer une « difficulté » justifiant une telle mesure, et que la restriction imposée était disproportionnée.

Il était ainsi demandé à la Cour de justice de déterminer si la forte progression des importations d’un produit en provenance d’un pays et territoire d’outre-mer, bien que conforme au régime préférentiel d’association, pouvait légalement fonder le recours à une mesure de sauvegarde, et quelle devait être l’étendue du contrôle exercé par le juge sur la proportionnalité d’une telle mesure.

La Cour de justice rejette le pourvoi et confirme l’analyse du Tribunal de première instance. Elle juge que les institutions communautaires disposent d’un large pouvoir d’appréciation pour évaluer la nécessité de recourir à des mesures de sauvegarde et que leur exercice n’est soumis qu’à un contrôle juridictionnel restreint. La Cour valide l’approche selon laquelle une augmentation massive des importations, combinée à la situation excédentaire du marché concerné et aux contraintes internationales de la Communauté, peut constituer des « difficultés » au sens du régime d’association, justifiant l’adoption d’une mesure restrictive qui, en l’occurrence, n’a pas été jugée manifestement inappropriée.

La Cour consacre ainsi un large pouvoir d’appréciation de la Commission dans l’instauration de mesures de sauvegarde (I), ce qui conduit à limiter la portée du statut préférentiel des pays et territoires d’outre-mer face aux impératifs de la politique agricole commune (II).

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I. La consécration d’un large pouvoir d’appréciation de la Commission dans l’instauration de mesures de sauvegarde

La Cour de justice confirme la légalité de la mesure de sauvegarde en s’appuyant sur une interprétation extensive des conditions de son déclenchement. Elle admet que des difficultés puissent naître de l’application même du régime préférentiel (A) et en déduit logiquement la nécessité d’un contrôle juridictionnel restreint sur l’opportunité de la mesure prise par la Commission (B).

A. La reconnaissance de « difficultés » nées de l’application même du régime préférentiel

L’un des arguments principaux de la requérante consistait à soutenir que l’augmentation des importations de sucre, loin de constituer une difficulté imprévue, était le résultat attendu et même souhaité de la politique d’association visant au développement des pays et territoires d’outre-mer. La Cour écarte cette argumentation en validant l’analyse de la Commission, qui avait identifié un faisceau d’éléments caractérisant l’existence de « difficultés ». Ces dernières ne résultaient pas seulement de la progression des importations, mais de leur interaction avec deux facteurs préexistants : la situation structurellement excédentaire du marché communautaire du sucre et les engagements de la Communauté dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, qui limitaient les possibilités de subventionner les exportations de ces excédents.

La Cour estime ainsi que la prévisibilité d’une telle évolution n’interdit pas aux institutions de réagir lorsqu’elle atteint un seuil qui menace la stabilité d’une organisation commune de marché. Elle énonce en ce sens que « la circonstance, à la supposer établie, que cette forte progression ait été prévisible lors de l’adoption de la décision [d’association], voire souhaitée par la Communauté, n’est pas de nature […] à empêcher la Commission de constater que cette progression, au vu de l’excédent de production communautaire et des obligations découlant des accords OMC, constituait une source de difficultés ». Cette approche pragmatique permet de considérer que le succès même d’une mesure de libéralisation peut paradoxalement devenir le fondement de sa propre limitation, dès lors que ses effets dépassent un certain seuil de tolérance économique pour le marché intérieur.

B. Un contrôle juridictionnel restreint sur l’opportunité de la mesure

En conséquence de cette qualification des faits, la Cour réaffirme avec force l’étendue du pouvoir d’appréciation dont jouissent les institutions dans ce domaine. Faisant écho à une jurisprudence constante, elle rappelle que « les institutions communautaires disposent d’un large pouvoir d’appréciation pour l’application de l’article 109 de la décision PTOM ». Ce pouvoir est d’autant plus important, précise la Cour, que les institutions sont amenées à effectuer des choix complexes qui relèvent de leurs responsabilités politiques. Elles doivent en effet opérer des « arbitrages difficiles entre des intérêts divergents », à savoir la promotion du développement économique des pays et territoires d’outre-mer d’une part, et la sauvegarde des objectifs de la politique agricole commune et la stabilité budgétaire d’autre part.

Face à un tel pouvoir discrétionnaire, le rôle du juge communautaire se trouve nécessairement limité. Son contrôle ne peut porter sur l’opportunité des choix effectués par la Commission, mais doit se borner à vérifier l’absence « d’erreur manifeste ou d’un détournement de pouvoir » ou que les institutions n’ont pas « manifestement dépassé les limites de leur pouvoir d’appréciation ». Le caractère dérogatoire de la clause de sauvegarde, qui constitue une exception au principe de libre-échange, n’est pas jugé de nature à réduire cette marge d’appréciation. La Cour établit ainsi une claire hiérarchie, où la responsabilité politique de gestion des équilibres économiques prime sur une interprétation stricte des exceptions aux libertés commerciales.

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Cette primauté accordée à la discrétion de l’exécutif communautaire se reflète dans l’analyse de la proportionnalité de la mesure, révélant la portée en définitive limitée du traitement préférentiel accordé aux pays et territoires d’outre-mer.

II. La portée limitée du statut préférentiel des PTOM face aux impératifs de la politique agricole commune

L’arrêt illustre la prévalence des objectifs de la politique agricole commune sur ceux de la politique d’association. Cette hiérarchie se manifeste à travers une application du principe de proportionnalité qui se révèle favorable à la protection du marché intérieur (A), conduisant à relativiser le principe même de préférence accordé aux pays et territoires d’outre-mer (B).

A. Une appréciation de la proportionnalité favorable à la protection du marché intérieur

La requérante contestait le caractère proportionné du contingent de 3 340 tonnes, un volume jugé arbitraire et insuffisant pour assurer la viabilité de son activité. Pour répondre à ce moyen, la Cour rappelle que, dans le cadre du contrôle juridictionnel des mesures de sauvegarde, « seul le caractère manifestement inapproprié d’une mesure arrêtée en ce domaine […] peut affecter la légalité d’une telle mesure ». Le seuil de censure est donc particulièrement élevé, laissant une marge de manœuvre considérable à la Commission dans le choix des moyens pour remédier aux difficultés constatées.

En l’espèce, la Cour valide le calcul du contingent, qui était fondé sur « la somme des volumes annuels les plus élevés des importations des produits concernés constatés pendant les trois années précédant l’année 1999 », année où les importations avaient connu une « progression exponentielle ». En écartant l’année de forte croissance pour se baser sur un niveau historique « normal », la Commission a privilégié un retour à une situation antérieure plutôt qu’une stabilisation des flux commerciaux à leur nouveau niveau. La Cour estime que, ce faisant, la Commission « a tenu compte des intérêts des producteurs de sucre des PTOM en ne suspendant pas totalement les importations ». Cette justification minimale suffit à écarter le grief de disproportion, montrant que la survie des objectifs de l’organisation commune de marché l’emporte sur la consolidation du développement économique généré par le régime d’association.

B. La relativisation du principe de préférence communautaire pour les PTOM

Enfin, la Cour répond à l’argument selon lequel la mesure de sauvegarde violait le statut préférentiel dont bénéficient les produits originaires des pays et territoires d’outre-mer. L’analyse de la Cour sur ce point est particulièrement révélatrice de la portée juridique du régime d’association. Elle souligne que la possibilité d’adopter de telles mesures est une composante intégrante de ce régime, l’article 109 de la décision d’association le prévoyant expressément. Par conséquent, l’activation de cette clause ne saurait être interprétée comme une remise en cause du statut préférentiel.

Comme l’énonce la Cour, « le fait que la Commission a adopté une telle mesure à l’égard de certains produits originaires des PTOM n’est pas de nature à remettre en cause le statut préférentiel », car « une mesure de sauvegarde est, en effet, par nature, exceptionnelle et temporaire ». Cette logique formelle a pour effet de définir le statut préférentiel non comme un droit inconditionnel à l’accès au marché, mais comme un cadre juridique qui inclut ses propres limitations. La préférence accordée aux pays et territoires d’outre-mer s’efface donc lorsque son exercice entre en conflit avec les intérêts jugés supérieurs de la Communauté, tels que la préservation des mécanismes de la politique agricole commune. La décision illustre ainsi que la générosité des régimes commerciaux préférentiels trouve sa limite dans la protection de l’ordre économique interne de l’Union.

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Hassan KOHEN
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