Cour de justice de l’Union européenne, le 14 juillet 2022, n°C-274/21

Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours du droit à un recours effectif en matière de marchés publics. En l’espèce, une entreprise avait saisi le Bundesverwaltungsgericht autrichien pour contester la légalité de plusieurs accords-cadres relatifs à l’acquisition de tests antigéniques, conclus par une autorité publique au moyen d’une procédure négociée sans publication préalable. L’entreprise requérante s’était heurtée à une double difficulté procédurale : d’une part, l’impossibilité d’identifier précisément les décisions attaquables en raison de l’opacité de la procédure ; d’autre part, un système national de taxes forfaitaires dont le montant, potentiellement très élevé, dépendait du nombre de décisions contestées et de la valeur des marchés, éléments qu’elle ne pouvait connaître.

Face à ces obstacles, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour sur la compatibilité de cette réglementation nationale avec le droit de l’Union, notamment les directives relatives aux recours en matière de marchés publics et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantissant le droit à un recours effectif. La question centrale posée à la Cour était de déterminer si le droit de l’Union s’oppose à des règles de procédure nationales qui, dans le contexte d’une passation de marché opaque, subordonnent la recevabilité d’un recours à des conditions d’information et de paiement que le requérant est objectivement incapable de satisfaire. La Cour de justice a répondu que le droit à un recours effectif et les principes d’effectivité et de célérité des procédures de recours s’opposent à de telles exigences, particulièrement lorsqu’elles entravent l’accès au juge des référés. La solution clarifie l’équilibre entre l’autonomie procédurale des États membres et la nécessité de garantir une protection juridictionnelle concrète aux opérateurs économiques.

La décision de la Cour réaffirme avec force la primauté du droit à une protection juridictionnelle effective sur les aménagements procéduraux nationaux susceptibles de l’entraver. Elle s’articule autour d’une double censure des règles qui rendent l’accès au prétoire excessivement difficile, voire impossible, en raison d’une asymétrie d’information créée par le pouvoir adjudicateur lui-même. Il convient d’analyser la manière dont la Cour renforce les garanties offertes aux justiciables face à des procédures opaques (I), avant d’examiner la portée différenciée de cette protection, qui préserve une part de l’autonomie procédurale des États tout en se montrant particulièrement exigeante en matière de mesures provisoires (II).

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**I. Le renforcement des garanties procédurales face à l’opacité des marchés publics**

La Cour de justice consacre une approche pragmatique et protectrice des droits des soumissionnaires évincés, en jugeant incompatibles avec le droit de l’Union les exigences nationales qui deviennent des obstacles insurmontables en cas de procédure non transparente. Elle invalide ainsi l’obligation pour le requérant d’identifier des actes qu’il ignore (A) et condamne le caractère imprévisible et potentiellement dissuasif des frais de justice (B).

**A. La censure de l’obligation d’identifier une décision inconnue**

La Cour établit clairement qu’une réglementation nationale ne peut imposer à un justiciable une charge procédurale impossible à remplir. En l’occurrence, exiger du requérant qu’il identifie, dans son recours, la procédure de passation de marché et la décision attaquable est jugé contraire au droit à un recours effectif lorsque le pouvoir adjudicateur a précisément fait le choix d’une procédure sans publication. La Cour énonce que l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 89/665, lu à la lumière de l’article 47 de la Charte, « s’oppose à une réglementation nationale imposant au justiciable d’identifier, dans sa demande en référé ou dans son recours, la procédure de passation de marché public concernée et la décision individuellement attaquable qu’il conteste, lorsque le pouvoir adjudicateur a opté pour une procédure de passation de marché public sans publication préalable d’un avis de marché et que l’avis d’attribution de marché n’a pas encore été publié ».

Ce faisant, la Cour sanctionne une situation où le pouvoir adjudicateur tirerait un avantage procédural de sa propre opacité. L’exigence de précision de la requête, légitime dans une procédure transparente, devient une négation du droit d’accès au juge lorsqu’elle est appliquée à une situation où l’information est entièrement retenue par la partie adverse. La solution garantit ainsi que le principe d’effectivité, au cœur de la directive recours, ne soit pas vidé de sa substance. Elle impose indirectement à la juridiction nationale saisie de faire preuve de souplesse et, le cas échéant, d’user de ses pouvoirs d’instruction pour pallier le manque d’information du requérant, plutôt que de lui opposer une irrecevabilité formelle.

**B. La prohibition des frais de justice au montant imprévisible**

Poursuivant son raisonnement fondé sur l’effectivité, la Cour s’attaque au système de taxes forfaitaires autrichien. Le vice de ce système ne réside pas dans l’existence de frais de justice en soi, mais dans l’impossibilité pour le requérant d’en prévoir le montant au moment de l’introduction de son action. Ce montant dépendant de la valeur du marché et du nombre de décisions attaquées, le justiciable se trouvait face à une inconnue financière majeure, pouvant atteindre des sommes considérables et dissuasives. La Cour juge qu’une telle situation méconnaît l’article 47 de la Charte.

Elle précise que cet article « s’oppose à une réglementation nationale qui impose au justiciable qui introduit une demande en référé ou un recours de verser des frais forfaitaires de justice d’un montant impossible à prévoir ». L’obstacle n’est donc pas le coût de la justice, mais son caractère arbitraire et imprévisible du point de vue du justiciable. En liant le calcul des frais à des informations détenues par le seul pouvoir adjudicateur, la réglementation créait une barrière financière qui pouvait décourager toute contestation. La Cour souligne que cette violation existe « y compris lorsque ce montant ne représente qu’une fraction infime de la valeur du ou des marché(s) concerné(s) », ce qui démontre que le critère pertinent est bien la prévisibilité pour le requérant, et non la proportionnalité par rapport à l’enjeu économique global.

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**II. La portée différenciée de la primauté du droit de l’Union sur l’autonomie procédurale**

Si la Cour se montre intransigeante sur les garanties fondamentales d’accès au juge, elle n’anéantit pas pour autant toute l’autonomie procédurale des États membres. Sa décision se caractérise par une modulation de ses exigences, opérant une distinction nette entre la procédure de référé, qui bénéficie d’une protection maximale (A), et le cadre général des voies de recours, pour lequel la compétence des États est davantage préservée (B).

**A. La protection renforcée de la procédure de référé**

La Cour de justice accorde une importance particulière à l’efficacité des mesures provisoires. Elle considère que les exigences procédurales liées au calcul des taxes ne doivent en aucun cas retarder la décision du juge des référés. En effet, la brièveté des procédures de passation de marché rend la suspension de la procédure ou de l’exécution d’une décision essentielle pour éviter un préjudice irréversible. Ainsi, imposer à la juridiction saisie d’une demande de référé de mener des investigations complexes « aux seules fins de calculer le montant des frais forfaitaires de justice » est incompatible avec le principe de célérité.

La Cour juge ainsi que le droit de l’Union « s’oppose à une réglementation nationale qui impose à une juridiction, qui est saisie d’une demande en référé […] de déterminer, avant de statuer sur cette demande », un ensemble d’informations complexes pour fixer le montant des taxes. En revanche, elle admet que cette même obligation n’est pas contraire au droit de l’Union dans le cadre d’un recours au fond, où l’exigence de célérité ne s’impose pas avec la même intensité. Cette distinction est fondamentale : elle sanctuarise la procédure de référé comme un outil de protection d’urgence dont l’efficacité ne peut être compromise par des considérations administratives ou fiscales. Le droit à une mesure provisoire rapide prime sur l’obligation pour l’État de percevoir immédiatement ses taxes.

**B. Le maintien du principe d’équivalence et de l’autonomie procédurale encadrée**

En dépit de ces censures ciblées, la Cour rejette l’argumentation du requérant fondée sur le principe d’équivalence. La juridiction de renvoi se demandait si le fait de soumettre les recours en matière de marchés publics à des règles de frais de justice moins favorables que celles applicables en matière civile violait ce principe. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le principe d’équivalence « implique un traitement égal des recours fondés sur une violation du droit national et de ceux, similaires, fondés sur une violation du droit de l’Union », mais n’exige pas une harmonisation des règles procédurales entre des contentieux de nature différente, comme le contentieux administratif et le contentieux civil.

Par conséquent, elle juge que le principe d’équivalence « ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui prévoit, pour les demandes en référé et les recours relatifs à une procédure de passation de marché public, des règles procédurales différentes de celles qui s’appliquent notamment aux procédures en matière civile ». Cette conclusion réaffirme que les États membres conservent la liberté d’organiser leurs systèmes juridictionnels et de prévoir des règles spécifiques pour certains types de contentieux. L’autonomie procédurale demeure la règle, à condition qu’elle ne rende pas l’exercice des droits tirés de l’Union pratiquement impossible ou excessivement difficile. La décision offre donc un exemple clair de l’application combinée des principes d’effectivité et d’équivalence : le premier impose des limites substantielles pour garantir l’accès au juge, tandis que le second laisse aux États une marge de manœuvre dans l’organisation de leurs procédures.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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