Par un arrêt du 14 juillet 2022, la Cour de justice de l’Union européenne, siégeant en grande chambre, a rejeté un recours en annulation formé par le Parlement européen. Ce recours visait une décision des représentants des gouvernements des États membres fixant le siège de l’Autorité européenne du travail. La question centrale portait sur la répartition des compétences entre le législateur de l’Union et les États membres pour la localisation des agences de l’Union.
En l’espèce, le Parlement européen et le Conseil avaient adopté un règlement instituant l’Autorité européenne du travail sans toutefois parvenir à un accord sur l’emplacement de son siège. Postérieurement à l’adoption de cet acte législatif, les représentants des gouvernements des États membres, agissant d’un commun accord, ont adopté une décision désignant une ville pour accueillir cette nouvelle agence. Le Parlement européen, estimant que cette décision empiétait sur ses prérogatives de législateur, a introduit un recours en annulation sur le fondement de l’article 263 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Le Conseil, soutenu par plusieurs États membres, a opposé l’irrecevabilité du recours. Il soutenait que la décision attaquée n’était pas un acte du Conseil, mais un acte des États membres adopté sur le fondement de l’article 341 du traité, lequel échapperait au contrôle de la Cour.
Le problème de droit soumis à la Cour était double. Il s’agissait d’abord de déterminer si la compétence pour fixer le siège d’une agence de l’Union relevait des États membres en vertu de l’article 341 du traité, ou si elle appartenait au législateur de l’Union dans le cadre de la procédure législative ordinaire. Il convenait ensuite de statuer sur la compétence de la Cour pour contrôler la légalité d’un acte émanant formellement des représentants des gouvernements des États membres.
La Cour de justice a jugé que la compétence pour fixer le siège d’une agence de l’Union appartient au législateur de l’Union et non aux États membres. Elle a cependant rejeté le recours comme irrecevable. La Cour a estimé que la décision attaquée, ayant été adoptée par les représentants des gouvernements des États membres et non par le Conseil en tant qu’institution, ne constituait pas un acte susceptible de faire l’objet d’un recours en annulation au titre de l’article 263 du traité. Elle a néanmoins précisé qu’une telle décision, prise par les États membres dans un domaine où ils ne sont pas compétents, est « privée de tout effet juridique obligatoire dans le droit de l’Union ».
Cette solution, bien que procédurale, clarifie la répartition des compétences en matière de localisation des agences de l’Union (I), tout en révélant les limites du contrôle juridictionnel face aux actes des États membres agissant collectivement (II).
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I. La clarification de la compétence en matière de localisation des agences de l’Union
La Cour de justice opère une clarification attendue du droit institutionnel en consacrant la compétence du législateur pour fixer le siège des agences. Elle y parvient par une interprétation stricte de la compétence résiduelle des États membres (A), ce qui la conduit à affirmer logiquement l’existence d’une compétence implicite du législateur de l’Union (B).
A. Une interprétation stricte de la compétence reconnue aux États membres par l’article 341 du traité
La Cour procède à une analyse rigoureuse de l’article 341 du traité pour en délimiter le champ d’application. Elle juge que cette disposition, qui confère aux gouvernements des États membres la compétence pour fixer le siège des « institutions de l’Union », doit être interprétée de manière restrictive. La Cour relève que les termes de l’article se réfèrent uniquement aux « institutions », notion qui, selon l’article 13 du traité sur l’Union européenne, renvoie à une liste exhaustive d’entités ne comprenant pas les organes et organismes tels que les agences.
L’argument du Conseil, fondé sur une pratique institutionnelle antérieure et sur le protocole n° 6 annexé aux traités, est écarté. La Cour rappelle qu’une pratique, même établie, « ne saurait créer un précédent liant les institutions » lorsqu’elle contrevient au libellé clair d’une disposition des traités. De même, si le protocole n° 6 fixe le siège de certains organes aux côtés de celui des institutions, la Cour observe que ces entités ont pour point commun d’avoir été créées par les États membres eux-mêmes, à la différence d’une agence issue d’un acte du législateur de l’Union. L’interprétation littérale et systémique de la Cour ferme ainsi la porte à une extension de la compétence intergouvernementale au-delà du cadre strict des institutions.
B. La consécration d’une compétence implicite du législateur de l’Union
En écartant l’application de l’article 341 du traité, la Cour établit que la compétence pour déterminer le siège d’une agence revient au législateur de l’Union. Ce pouvoir n’est pas expressément mentionné dans les traités, mais la Cour le déduit du principe des compétences implicites. La création d’une agence, son organisation et la définition de ses missions relèvent de la compétence du législateur agissant sur la base des dispositions matérielles pertinentes. Par conséquent, la fixation de son siège est « consubstantielle à la décision relative à sa création ».
La Cour affirme ainsi que la localisation d’une agence n’est pas un acte purement politique détachable du processus législatif. Bien que des considérations d’équilibre géographique ou d’opportunité politique puissent influencer le choix, elles doivent être intégrées dans le cadre de la procédure législative ordinaire. Cette solution renforce la cohérence de l’action de l’Union, en assurant que tous les éléments essentiels à l’existence et au fonctionnement d’une agence sont décidés par la même autorité et selon la même procédure. Elle ancre également la décision dans un processus démocratique et transparent, celui qui guide l’action du législateur de l’Union.
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II. La limite paradoxale du contrôle juridictionnel
Après avoir affirmé la compétence exclusive du législateur, la Cour se heurte à la nature de l’acte attaqué, ce qui la conduit à déclarer le recours irrecevable. Cette issue s’explique par un attachement formaliste à la lettre de l’article 263 du traité (A), mais la Cour assortit son irrecevabilité d’une précision substantielle qui prive la décision des États membres de toute portée juridique (B).
A. L’obstacle formel de l’auteur de l’acte au contrôle de légalité
La Cour examine l’auteur de la décision attaquée et constate qu’elle émane des « représentants des gouvernements des États membres » et non du Conseil en tant qu’institution de l’Union. Malgré les arguments du Parlement soulignant l’implication logistique et administrative du Conseil, la Cour retient une approche formaliste. Elle juge que l’acte, par son contenu et les circonstances de son adoption, a été pris par les États membres agissant collectivement en dehors du cadre institutionnel de l’Union. Or, l’article 263 du traité n’ouvre le recours en annulation qu’à l’encontre des actes des institutions, organes et organismes de l’Union.
Cette approche marque une limite au principe d’un système complet de voies de recours. La Cour refuse de qualifier l’acte en fonction de ses effets sur l’équilibre institutionnel, préférant s’en tenir à son auteur formel. Elle conclut que « les actes adoptés par les représentants des gouvernements des États membres […] ne sont pas soumis au contrôle de légalité exercé par le juge de l’Union ». Le recours est donc rejeté pour incompétence de la Cour, créant une situation paradoxale où une usurpation de compétence qu’elle vient de constater ne peut être sanctionnée par l’annulation de l’acte litigieux.
B. Une irrecevabilité assortie d’une neutralisation des effets de l’acte
La Cour ne se contente pas de prononcer l’irrecevabilité du recours. Elle ajoute une considération décisive quant à la valeur juridique de la décision prise par les États membres. Ayant établi que ces derniers ont agi dans un domaine ne relevant pas de leur compétence, elle en déduit que leur décision est « privée de tout effet juridique obligatoire dans le droit de l’Union ». Cet ajout constitue le véritable cœur de la solution et en détermine toute la portée. L’acte des États membres est ainsi qualifié de simple acte politique, une déclaration d’intention collective dépourvue de force contraignante.
Par cette voie, la Cour résout la contradiction apparente de son arrêt. Si elle ne peut annuler l’acte, elle le vide de sa substance juridique, le rendant inopérant dans l’ordre juridique de l’Union. Elle invite implicitement mais nécessairement le législateur de l’Union à exercer sa compétence en adoptant un acte législatif en bonne et due forme pour fixer le siège de l’agence. La protection de l’État de droit et de l’équilibre institutionnel est ainsi assurée, non par l’annulation directe, mais par la proclamation de l’inexistence juridique d’un acte pris en violation des traités.