Cour de justice de l’Union européenne, le 14 mai 2020, n°C-615/18

Par un arrêt rendu en chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’articulation entre les exigences procédurales nationales en matière de notification des actes et le droit fondamental à l’information dans le cadre des procédures pénales. En l’espèce, un conducteur professionnel résidant dans un État membre avait fait l’objet, dans un autre État membre, d’une ordonnance pénale lui interdisant de conduire. Conformément au droit national applicable, cette décision avait été signifiée à un mandataire désigné d’office, sans que le conducteur en ait personnellement connaissance. Le délai d’opposition ayant expiré, l’ordonnance était devenue définitive. Interpellé plusieurs mois plus tard pour conduite malgré cette interdiction, de nouvelles poursuites pénales furent engagées à son encontre pour conduite par négligence sans permis de conduire.

La procédure au fond avait débuté par une ordonnance pénale émise par une juridiction allemande à l’encontre d’un ressortissant polonais, suite à une infraction routière. Cette ordonnance, qui incluait une interdiction de conduire, fut notifiée à un mandataire désigné sur ordre du procureur, conformément au droit allemand qui impose cette formalité aux personnes ne résidant pas sur le territoire national. Aucune opposition n’ayant été formée dans le délai de deux semaines, la décision acquit force de chose jugée. Le conducteur, ignorant l’existence de cette sanction, fut par la suite contrôlé au volant d’un véhicule sur le territoire allemand. Saisi des poursuites pour conduite malgré l’interdiction, le tribunal allemand eut un doute sur la compatibilité de la législation nationale avec le droit de l’Union. Il considéra que le mécanisme de notification au mandataire créait une inégalité de traitement et portait atteinte au droit à l’information de la personne poursuivie.

La juridiction de renvoi a donc interrogé la Cour de justice sur la question de savoir si le droit de l’Union, et plus particulièrement la directive relative au droit à l’information, s’oppose à ce qu’une réglementation nationale permette qu’une ordonnance pénale devienne définitive et exécutoire par la seule signification à un mandataire, alors que la personne poursuivie n’en a pas eu effectivement connaissance. La question se posait avec d’autant plus d’acuité que cette situation aboutissait à fonder l’élément matériel et subjectif d’une nouvelle infraction, à savoir la conduite malgré une interdiction prétendument ignorée par négligence. En substance, il s’agissait de déterminer si une fiction juridique de notification pouvait primer sur le droit effectif d’être informé de l’accusation et des sanctions qui en découlent.

La Cour répond que la mise en place d’un tel mécanisme de notification n’est pas en soi contraire au droit de l’Union, mais elle l’encadre de garanties si strictes qu’elles en modifient substantiellement la portée. Elle juge en effet que si le délai d’opposition peut commencer à courir dès la signification au mandataire, la personne poursuivie doit impérativement disposer de ce même délai dans son intégralité à compter du moment où elle a effectivement connaissance de la décision. De surcroît, elle précise qu’une personne ne peut être condamnée pénalement pour avoir enfreint une interdiction de conduire dont il n’est pas établi qu’elle lui a été réellement notifiée. L’arrêt précise ainsi les conditions de validité d’une procédure de notification à un mandataire (I), avant de consacrer la primauté du droit effectif à l’information sur les fictions procédurales dans le cadre de poursuites pénales subséquentes (II).

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I. La validation conditionnée du mécanisme de signification à un mandataire

La Cour de justice ne condamne pas par principe le recours à un mandataire pour la signification des actes à une personne non-résidente, reconnaissant ainsi une certaine marge de manœuvre aux États membres (A). Elle soumet cependant la validité de cette procédure à des conditions si rigoureuses qu’elles visent à assurer une protection équivalente à celle d’une notification personnelle (B).

A. L’admission de principe d’une procédure de notification différenciée

L’arrêt s’inscrit dans le sillage d’une jurisprudence antérieure en confirmant que le droit de l’Union ne s’oppose pas à une différenciation des modalités de notification selon que la personne poursuivie réside ou non sur le territoire de l’État de la poursuite. La Cour admet que les États membres puissent imposer la désignation d’un mandataire pour garantir l’efficacité de leurs procédures pénales. Elle juge ainsi que la directive relative au droit à l’information « ne s’oppose dès lors pas, en principe, à ce que, dans le cadre d’une procédure pénale, la personne poursuivie qui ne réside pas dans l’État membre concerné soit tenue de désigner un mandataire aux fins de la signification d’une ordonnance telle que celle en cause au principal ». Cette approche pragmatique reconnaît les difficultés pratiques que peut engendrer la notification transfrontalière des actes judiciaires et ne censure pas la technique juridique mise en place par le législateur national pour y remédier.

Toutefois, cette tolérance de principe n’est pas un blanc-seing. La Cour rappelle que les modalités choisies par les États membres ne doivent en aucun cas vider de leur substance les droits garantis par le droit de l’Union. L’objectif demeure de « permettre aux suspects ou aux personnes poursuivies pour une infraction pénale de préparer leur défense et à garantir le caractère équitable de la procédure ». Ainsi, si le mécanisme est admis, son application concrète doit respecter un standard de protection élevé, afin d’éviter toute discrimination ou atteinte disproportionnée aux droits de la défense d’un citoyen européen en raison de son lieu de résidence. L’acceptation du principe est donc immédiatement tempérée par l’exigence de garanties effectives.

B. L’assujettissement de la procédure à des garanties effectives pour la personne poursuivie

La Cour neutralise les effets potentiellement préjudiciables du mécanisme de notification au mandataire en imposant une série de conditions cumulatives visant à restaurer l’équilibre des droits. La principale garantie réside dans l’affirmation du droit pour la personne poursuivie de disposer de l’intégralité du délai d’opposition à compter de sa prise de connaissance effective de la décision. La Cour précise que ce droit doit pouvoir être exercé « le cas échéant à la suite ou dans le cadre d’une procédure de relevé de forclusion ». L’existence d’une telle voie de droit est donc nécessaire, mais pas suffisante : ses modalités doivent être conformes au droit de l’Union.

À ce titre, la Cour énonce deux exigences fondamentales. Premièrement, elle inverse la charge de la diligence : ce n’est pas à la personne poursuivie de s’enquérir auprès de son mandataire, mais aux autorités de s’assurer que l’information lui parvient. Elle juge qu’« il appartient aux autorités des États membres d’informer les personnes poursuivies des faits qui leur sont reprochés et qu’il ne saurait être attendu de ces personnes qu’elles s’informent, dans les meilleurs délais, des développements éventuels de la procédure pénale les concernant ». Deuxièmement, la Cour exige que les effets de la sanction, en l’occurrence l’interdiction de conduire, soient suspendus durant le nouveau délai d’opposition qui s’ouvre après la prise de connaissance. Ces conditions strictes démontrent que la Cour privilégie l’effectivité du droit d’être informé et du droit au recours sur le formalisme de la procédure nationale.

Ayant ainsi défini le cadre dans lequel une notification à un mandataire peut être jugée compatible avec les droits de la défense, la Cour examine logiquement les conséquences d’un manquement à ces garanties sur les poursuites pénales ultérieures.

II. La primauté du droit à l’information sur la fiction procédurale dans le cadre de poursuites subséquentes

La seconde partie du raisonnement de la Cour est consacrée à l’impact de l’absence de notification effective sur une nouvelle procédure pénale. Elle affirme clairement l’impossibilité de sanctionner la violation d’une décision qui était légitimement ignorée par la personne concernée (A), et rappelle aux juridictions nationales leur obligation d’assurer le plein effet du droit de l’Union, notamment par le biais de l’effet direct de la directive (B).

A. L’impossibilité de sanctionner la méconnaissance d’une décision ignorée

La Cour établit un lien de causalité direct entre le droit à l’information et la légitimité d’une sanction pénale pour désobéissance. Elle juge que l’effet utile du droit d’être informé serait « gravement compromis s’il était possible de se fonder sur une ordonnance pénale […] pour constater la commission, par la même personne, d’une nouvelle infraction, à un moment où, à défaut d’être informée des premières poursuites dirigées contre elle, cette personne n’a pas encore été en mesure de contester le bien-fondé de cette accusation ». En conséquence, la Cour conclut que le droit de l’Union « s’oppose à ce qu’une personne soit condamnée en raison de la méconnaissance d’une ordonnance […] à une date à laquelle il ne peut être établi que les autorités nationales compétentes ont veillé à porter effectivement à sa connaissance le contenu de ladite ordonnance ».

Cette solution est capitale, car elle refuse que l’élément subjectif de l’infraction de conduite par négligence puisse être constitué sur la base d’une simple fiction juridique. La négligence ne peut être reprochée à celui qui n’avait objectivement pas les moyens de connaître l’interdiction qui le frappait. La Cour fait ainsi prévaloir la réalité de la connaissance sur le formalisme de la notification. Elle précise d’ailleurs que cette solution ne porte pas atteinte au principe de l’autorité de la chose jugée, car le fait de ne pas sanctionner la seconde infraction ne remet pas en cause le caractère définitif de la première condamnation, mais en limite seulement les effets répressifs indirects.

B. L’effet direct de la directive comme instrument de protection judiciaire

Pour assurer l’application de sa solution par les juridictions nationales, la Cour rappelle avec force les principes fondamentaux de primauté et d’interprétation conforme. Elle enjoint au juge national de tout mettre en œuvre pour parvenir à un résultat conforme aux exigences du droit de l’Union. Plus encore, la Cour franchit un pas décisif en affirmant explicitement que la disposition en cause de la directive est d’effet direct. Elle juge que, consacrant un aspect du droit à un recours effectif garanti par la Charte des droits fondamentaux, « l’article 6 de la directive 2012/13 doit être considéré comme disposant d’un effet direct ».

Cette reconnaissance de l’effet direct confère au juge national un pouvoir et une obligation considérables. En présence d’une norme nationale incompatible avec l’objectif de la directive, il a l’obligation de la laisser inappliquée. Dans le cas d’espèce, cela signifie que le tribunal de renvoi ne pourra pas retenir la culpabilité du prévenu pour conduite par négligence si la preuve de sa connaissance effective de l’interdiction n’est pas rapportée, et ce nonobstant toute disposition contraire du droit interne allemand. La Cour arme ainsi le juge national pour qu’il devienne le garant immédiat de la protection des droits fondamentaux des justiciables au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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