La Cour de justice de l’Union européenne, réunie en cinquième chambre, a rendu un arrêt important en matière de procédure pénale et de droit à l’information. Cette décision, rendue sur question préjudicielle, portait sur l’interprétation de l’article 6 de la directive 2012/13/UE relative au droit à l’information, ainsi que de plusieurs articles du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En l’espèce, un conducteur de nationalité polonaise, résidant en Pologne, avait fait l’objet d’une ordonnance pénale en Allemagne pour une infraction routière. Conformément au droit allemand, n’ayant pas de résidence dans cet État, il avait dû mandater une personne pour recevoir les significations, en l’occurrence un agent du tribunal désigné par la police. L’ordonnance pénale, incluant une interdiction de conduire, fut signifiée à ce mandataire, faisant courir un délai d’opposition de deux semaines. Le mandataire a transmis le document par courrier simple en Pologne, sans que la réception effective par l’intéressé puisse être prouvée. Faute d’opposition, l’ordonnance a acquis l’autorité de la chose jugée. Quelques mois plus tard, le conducteur fut contrôlé en Allemagne au volant d’un véhicule et poursuivi pour conduite malgré l’interdiction.
La juridiction allemande saisie de ces nouvelles poursuites, l’Amtsgericht Kehl, a alors saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Elle s’interrogeait sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une réglementation nationale qui, en imposant la désignation d’un mandataire à un prévenu non-résident, permet à une ordonnance pénale de devenir définitive et de fonder une nouvelle incrimination, alors même que le prévenu n’avait pas personnellement connaissance de cette ordonnance. La question de droit posée à la Cour était donc de déterminer si les exigences du droit à l’information et les libertés de circulation s’opposent à ce qu’un individu soit sanctionné pour la violation d’une condamnation dont il ignorait l’existence, en raison d’un système de notification qui fait courir les délais à compter de la signification à un mandataire imposé. En réponse, la Cour a jugé que l’article 6 de la directive 2012/13 ne s’oppose pas en principe à un tel mécanisme de signification par mandataire, mais à la condition stricte que la personne concernée dispose, dès sa prise de connaissance effective, d’un nouveau délai intégral pour former opposition, sans avoir à prouver sa propre diligence. De plus, elle a jugé que ce même article s’oppose à ce qu’une personne soit pénalement sanctionnée pour avoir méconnu une interdiction de conduire découlant d’une ordonnance dont elle n’avait pas connaissance.
La Cour articule sa solution en deux temps, en validant d’abord le principe de la signification par mandataire sous de strictes conditions destinées à garantir l’effectivité des droits de la défense (I), pour ensuite consacrer la primauté de l’information réelle du prévenu sur l’autorité formelle de la chose jugée comme condition d’une nouvelle poursuite (II).
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I. La validation conditionnelle de la signification par mandataire au regard du droit à l’information
La Cour de justice admet qu’un État membre puisse recourir à un mécanisme de signification spécifique pour les non-résidents, mais elle encadre cette faculté par des garanties procédurales strictes visant à préserver l’effectivité du droit à l’information.
A. La reconnaissance d’un mécanisme dérogatoire pour les non-résidents
La Cour reconnaît d’abord que le droit de l’Union n’impose pas des modalités uniformes de communication de l’information sur l’accusation. Elle admet ainsi qu’une procédure dérogatoire soit prévue pour les personnes ne résidant pas sur le territoire de l’État où se déroulent les poursuites. En ce sens, la désignation d’un mandataire n’est pas, en soi, contraire à la directive. La Cour confirme une position antérieure en déclarant que l’article 6 de la directive « ne s’oppose dès lors pas, en principe, à ce que, dans le cadre d’une procédure pénale, la personne poursuivie qui ne réside pas dans l’État membre concerné soit tenue de désigner un mandataire aux fins de la signification d’une ordonnance telle que celle en cause au principal ». Cette approche pragmatique reconnaît les difficultés que peuvent rencontrer les autorités judiciaires d’un État membre pour notifier des actes à l’étranger et la nécessité d’assurer une certaine efficacité à la procédure pénale.
Néanmoins, cette acceptation de principe n’est pas un blanc-seing. Le mécanisme ne doit pas créer une inégalité de traitement préjudiciable au seul motif de la résidence. La Cour insiste sur le fait que l’objectif de la directive est de « permettre aux suspects ou aux personnes poursuivies pour une infraction pénale de préparer leur défense et à garantir le caractère équitable de la procédure ». Toute modalité de signification, même dérogatoire, doit être évaluée à l’aune de cette finalité. Par conséquent, si le recours à un mandataire est admis, ses conséquences ne doivent pas priver le prévenu des garanties fondamentales dont il aurait bénéficié s’il avait été résident. C’est ce qui amène la Cour à poser des conditions très précises pour que ce dispositif soit jugé compatible avec le droit de l’Union.
B. L’encadrement strict des garanties procédurales effectives
La Cour conditionne la validité du système de signification par mandataire à l’existence de garanties assurant un droit d’opposition effectif et non théorique. La simple existence d’une voie de recours, telle que la demande de relevé de forclusion prévue en droit allemand, ne suffit pas. Encore faut-il que ses modalités d’exercice soient conformes aux exigences du droit à l’information. La Cour énonce un principe clair : « à compter de la date où elle a effectivement pris connaissance d’une pareille ordonnance, la personne poursuivie doit être placée, dans toute la mesure du possible, dans la même situation que si ladite ordonnance lui avait été signifiée personnellement et doit, notamment, pouvoir disposer de l’intégralité du délai d’opposition ».
Pour garantir cette effectivité, la Cour censure plusieurs aspects de la procédure allemande. Premièrement, elle juge qu’imposer un délai d’opposition réduit, par exemple d’une semaine au lieu des deux semaines initiales, après la prise de connaissance tardive, serait contraire à la directive. Deuxièmement, et c’est un point central, elle inverse la charge de la diligence. Une obligation pour le prévenu de « se renseigner dans les meilleurs délais auprès de son mandataire » est jugée « incompatible avec les exigences découlant de l’article 6 de la directive 2012/13 ». La Cour rappelle qu’il « appartient aux autorités des États membres d’informer les personnes poursuivies des faits qui leur sont reprochés et qu’il ne saurait être attendu de ces personnes qu’elles s’informent ». Enfin, l’interdiction de conduire ne doit pas produire d’effet tant que le prévenu n’a pas pu exercer son droit d’opposition dans un délai complet suivant sa prise de connaissance effective. L’effet suspensif doit être garanti.
Ainsi, tout en validant le recours au mandataire, la Cour le vide de sa conséquence la plus problématique : la création d’une fiction de notification opposable au prévenu de mauvaise foi procédurale présumée. Elle s’assure que la procédure, bien que dérogatoire, aboutit au même résultat en termes de droits de la défense.
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II. La primauté du droit effectif à l’information sur l’autorité de la chose jugée
Au-delà de l’encadrement de la procédure initiale, la Cour tire une conséquence radicale quant à l’impossibilité d’engager de nouvelles poursuites pénales fondées sur la méconnaissance d’une décision qui n’a pas été effectivement portée à la connaissance de l’intéressé.
A. Le refus de sanctionner la méconnaissance d’une décision non notifiée
La Cour établit une solution de portée considérable en jugeant que l’on ne peut sanctionner pénalement une personne pour avoir enfreint une condamnation dont elle ignorait l’existence. L’élément central de son raisonnement réside dans l’effet utile du droit à l’information. Elle affirme que cet effet « serait dès lors gravement compromis s’il était possible de se fonder sur une ordonnance pénale, telle que celle en cause au principal, pour constater la commission, par la même personne, d’une nouvelle infraction, à un moment où, à défaut d’être informée des premières poursuites dirigées contre elle, cette personne n’a pas encore été en mesure de contester le bien-fondé de cette accusation ».
Cette solution fait primer la réalité de l’information sur le formalisme de l’autorité de la chose jugée. Même si l’ordonnance pénale initiale est devenue définitive en droit interne, cette autorité ne peut servir de fondement à une nouvelle incrimination si les droits de la défense n’ont pas été respectés lors de la première procédure. La Cour dissocie ainsi la validité interne de la première décision de son opposabilité dans le cadre d’une seconde procédure pénale. Elle précise que son interprétation ne méconnaît pas le principe de l’autorité de la chose jugée, car le fait de ne pas sanctionner l’inobservation de l’interdiction ne remet pas en cause la condamnation initiale elle-même. Il s’agit d’une application stricte du principe selon lequel nul ne peut être tenu de respecter une obligation qu’il ignore légitimement.
B. La portée de l’effet direct de l’article 6 de la directive
Pour assurer l’application concrète de sa solution, la Cour rappelle avec force les obligations qui pèsent sur le juge national en vertu du principe de primauté du droit de l’Union. Elle qualifie l’article 6 de la directive de disposition consacrant « un aspect du droit à un recours effectif, consacré à l’article 47 de la Charte ». Tirant les conséquences de ce rattachement à un droit fondamental, elle juge que « l’article 6 de la directive 2012/13 doit être considéré comme disposant d’un effet direct ». Cette reconnaissance d’un effet direct a une implication pratique majeure pour le juge national.
Celui-ci se voit investi d’une double mission. Il doit d’abord tenter, « dans toute la mesure du possible », de donner à son droit national une interprétation conforme aux exigences de la directive. Si une telle interprétation n’est pas possible, le juge a alors « l’obligation de laisser inappliquée toute disposition nationale contraire ». Concrètement, dans l’affaire au principal, le juge allemand est invité à écarter les dispositions de son droit interne qui fonderaient la négligence du prévenu sur son manquement à une obligation de s’informer auprès de son mandataire. Le juge devra relaxer le prévenu des poursuites pour conduite malgré interdiction s’il n’est pas établi que les autorités lui ont effectivement notifié la première ordonnance. La Cour offre ainsi au juge national les outils juridiques nécessaires pour garantir la pleine efficacité du droit à l’information, quitte à paralyser l’application de la loi pénale nationale.