Cour de justice de l’Union européenne, le 14 mars 1996, n°C-315/94

Par un arrêt du 14 mars 1996, la Cour de justice des Communautés européennes a interprété le champ d’application du principe d’égalité de traitement en matière de libre circulation des travailleurs. La Cour était saisie d’une question préjudicielle par l’Arbeitsgericht Bielefeld, relative à la compatibilité avec le droit communautaire d’une législation nationale réservant un avantage lié au service militaire aux seuls nationaux.

En l’espèce, un ressortissant d’un État membre, médecin employé par une entité publique dans un autre État membre, a effectué son service militaire dans son pays d’origine. Pendant cette période, son contrat de travail a été suspendu et son employeur a cessé de verser les cotisations à un régime de retraite complémentaire. Le travailleur a contesté cette interruption, arguant d’une discrimination, car la législation de l’État d’emploi prévoyait le maintien de ces cotisations pour les travailleurs nationaux accomplissant leur service militaire dans l’armée de cet État.

La juridiction de renvoi a donc interrogé la Cour sur l’interprétation de l’article 7 du règlement n° 1612/68. Il s’agissait de déterminer si le droit à l’égalité de traitement imposait à l’État d’emploi d’étendre le bénéfice du maintien des cotisations de retraite complémentaire à un travailleur non-national accomplissant ses obligations militaires dans son État d’origine.

À cette question, la Cour de justice répond par la négative, considérant qu’un tel avantage ne relève ni des conditions d’emploi et de travail, ni de la notion d’avantage social au sens du règlement. Elle juge que « l’article 7, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1612/68 doit être interprété en ce sens qu’un travailleur, qui a la nationalité d’un État membre et qui est employé sur le territoire d’un autre État membre, n’a pas droit à ce que les cotisations à la caisse complémentaire assurance vieillesse et survivants […] continuent d’être versées […] lorsqu’un tel droit est garanti à un ressortissant dudit État, travaillant dans la fonction publique et effectuant son service militaire dans cet État ».

Cette solution, qui précise les limites du principe de non-discrimination, repose sur une qualification restrictive de l’avantage litigieux, le dissociant de la relation de travail (I). Elle consacre ainsi une exception justifiée par le lien de cet avantage avec l’exercice d’une prérogative régalienne (II).

I. La dissociation de l’avantage de la relation de travail

La Cour de justice opère une analyse rigoureuse pour écarter l’application de l’article 7, paragraphe 1, du règlement. Elle juge que le maintien des cotisations ne constitue pas une condition d’emploi ou de travail, en le détachant d’une part de l’exécution du contrat de travail (A), et en le distinguant d’autre part de situations où un lien avec l’emploi avait été reconnu (B).

A. Un avantage déconnecté des obligations contractuelles de l’employeur

Le raisonnement de la Cour s’appuie sur la suspension du contrat de travail durant le service militaire. En principe, la cotisation patronale à une assurance complémentaire constitue un élément de la rémunération. Toutefois, la suspension du contrat entraîne celle des obligations synallagmatiques qui en découlent, y compris le versement de la rémunération et de ses accessoires.

La Cour relève que si la législation nationale impose à l’employeur de continuer à verser les cotisations, cette obligation est extrinsèque au contrat de travail. En effet, la loi organise un mécanisme de remboursement intégral des sommes avancées par l’employeur, celles-ci étant finalement prises en charge par l’État. L’employeur n’agit donc que comme un intermédiaire administratif. La Cour souligne que « le rôle de l’employeur en vertu de cette disposition est limité à une collaboration avec l’administration fédérale, consistant à avancer pour le compte de celle-ci, pour des raisons de technique administrative, les cotisations ». L’obligation ne pèse donc pas réellement sur l’employeur au titre de sa qualité de cocontractant, mais sur l’État au titre de sa sollicitude envers ses citoyens appelés.

B. Une situation distincte des précédents jurisprudentiels

En affinant son analyse, la Cour prend soin de distinguer la présente affaire de sa jurisprudence antérieure, notamment de l’arrêt *Ugliola* du 15 octobre 1969. Dans cette précédente affaire, la Cour avait jugé que la prise en compte de la période de service militaire pour le calcul de l’ancienneté dans l’entreprise constituait une condition d’emploi. L’avantage était directement lié à la carrière du travailleur au sein de l’entreprise.

Dans l’espèce commentée, la nature de l’avantage est différente. Il ne s’agit pas de préserver un droit attaché à la progression professionnelle, mais de maintenir une affiliation à un régime de retraite pendant une période d’inactivité. La Cour estime que cette obligation ne se situe pas « dans le cadre des conditions d’emploi et de travail ». L’avantage n’est pas accordé en contrepartie du travail, mais en compensation d’une contrainte civique. Cette distinction permet à la Cour de circonscrire la notion de condition d’emploi aux seuls avantages directement issus de la relation de travail ou affectant son déroulement.

Ayant exclu la qualification de condition d’emploi, la Cour examine si l’avantage peut être qualifié d’avantage social, ce qui la conduit à en préciser les contours de manière tout aussi restrictive.

II. Le rejet de la qualification d’avantage social

La seconde partie du raisonnement de la Cour est consacrée à l’examen de l’article 7, paragraphe 2, du règlement. La Cour refuse de qualifier le maintien des cotisations d’« avantage social », en s’appuyant sur une interprétation stricte de cette notion (A), ce qui légitime une différence de traitement fondée sur le rattachement de l’avantage à une obligation de souveraineté nationale (B).

A. Une application rigoureuse de la définition de l’avantage social

La Cour rappelle sa définition constante de l’avantage social. Il s’agit des avantages qui « sont généralement reconnus aux travailleurs nationaux, en raison de leur qualité objective de travailleurs ou du simple fait de leur résidence sur le territoire national, et dont l’extension aux travailleurs ressortissants d’autres États membres apparaît, dès lors, comme apte à faciliter leur mobilité ». Les deux critères cumulatifs sont donc le lien avec la qualité de travailleur ou de résident, et la finalité de facilitation de la mobilité.

Appliquant cette définition au cas d’espèce, la Cour constate que l’avantage prévu par la législation nationale n’est pas accordé en raison de la qualité de travailleur. Il est accordé aux citoyens en raison de leur obligation d’accomplir le service militaire. Le fait générateur n’est pas l’existence d’un contrat de travail mais l’appel sous les drapeaux. Dès lors, cet avantage « ne répond pas aux caractéristiques essentielles des avantages sociaux visés à l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 1612/68 ». Il est indissociable d’une obligation civique nationale, et non d’un statut professionnel.

B. La légitimation d’une différence de traitement liée à la souveraineté nationale

En liant l’avantage à l’accomplissement du service militaire, la Cour reconnaît implicitement que certaines prérogatives des États membres échappent au champ d’application du principe d’égalité de traitement. Le service militaire est une des expressions fondamentales de la souveraineté nationale, et les mesures visant à compenser les contraintes qu’il impose à ses citoyens relèvent de la seule compétence de l’État concerné.

L’avantage en cause vise « à compenser en partie, pour les appelés, les conséquences résultant de leur obligation d’effectuer le service militaire ». Étendre un tel avantage à un travailleur accomplissant ses obligations militaires envers un autre État membre reviendrait à faire supporter par l’État d’accueil la charge d’une politique de défense qui ne le concerne pas. La solution retenue par la Cour a donc pour portée de tracer une frontière claire entre les droits sociaux dérivés de la libre circulation et les avantages relevant de la sphère régalienne de chaque État. En ce sens, l’arrêt confirme que le droit communautaire, malgré son objectif d’intégration, respecte les domaines de compétence qui demeurent propres aux États membres.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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