La décision commentée, rendue par la Cour de justice de l’Union européenne, apporte un éclairage essentiel sur les conditions dans lesquelles une administration fiscale nationale peut refuser d’attribuer un numéro d’identification à la taxe sur la valeur ajoutée. En l’espèce, une société nouvellement constituée s’est vu refuser cette immatriculation par l’autorité fiscale de son État membre au motif qu’elle ne disposait pas des capacités matérielles, techniques et financières jugées nécessaires pour exercer l’activité économique déclarée. Les juridictions nationales, saisies par la société, ont d’abord annulé ce refus, estimant que l’administration n’avait pas la compétence pour apprécier la viabilité d’une entreprise en amont. L’administration fiscale a alors porté l’affaire devant la juridiction suprême nationale, qui a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour sur la compatibilité d’une telle pratique avec le droit de l’Union. Il s’agissait donc de déterminer dans quelle mesure le droit de l’Union, et plus particulièrement la directive relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, s’oppose à ce qu’un État membre refuse l’octroi d’un numéro d’identification en se fondant sur des présomptions de fraude tirées du manque de moyens de l’opérateur et du comportement passé de son détenteur de parts. La Cour y répond en conditionnant un tel refus à la démonstration, par l’administration, d’indices sérieux et objectifs laissant supposer une utilisation frauduleuse du numéro d’identification sollicité. L’analyse de la décision révèle ainsi une tension entre la nécessité de garantir l’accès au régime de la TVA pour tout opérateur économique et l’impératif de lutte contre la fraude fiscale. La solution retenue par la Cour consacre le droit à l’immatriculation comme une formalité nécessaire à l’exercice d’une activité (I), tout en reconnaissant aux États membres un pouvoir de contrôle strictement encadré par la recherche d’éléments probants d’une intention frauduleuse (II).
I. L’identification à la TVA : un droit formel conditionnant l’exercice de l’activité économique
La Cour réaffirme avec clarté que l’obtention d’un numéro de TVA découle d’une conception extensive de la qualité d’assujetti (A) et constitue une exigence de nature formelle dont la finalité est avant tout probatoire (B).
A. Une conception extensive de la qualité d’assujetti
L’arrêt rappelle que la qualité d’assujetti ne se limite pas aux opérateurs exerçant déjà une activité économique de manière effective. Il s’étend à toute personne nourrissant l’intention de démarrer une telle activité, pour peu que cette intention soit objectivée. La Cour précise en effet que « toute personne qui a l’intention, confirmée par des éléments objectifs, de commencer de façon indépendante une activité économique et qui effectue les premières dépenses d’investissement à ces fins doit être considérée comme un assujetti ». Cette interprétation large, fondée sur l’article 9 de la directive, est déterminante. Elle implique qu’une entreprise en phase de démarrage, qui par nature ne dispose pas encore de l’ensemble des moyens nécessaires à son déploiement, doit néanmoins être regardée comme un assujetti à part entière.
Par conséquent, exiger d’un demandeur qu’il prouve sa capacité opérationnelle et financière dès sa demande d’immatriculation revient à nier cette réalité économique. Une telle exigence ajouterait à la directive une condition qu’elle ne prévoit pas et viderait de sa substance le droit pour un entrepreneur d’être identifié en vue des opérations qu’il projette. La Cour souligne que ces opérateurs « peuvent ainsi ne pas être en mesure de prouver, à ce stade préliminaire de leur activité économique, qu’elles disposent déjà des moyens matériels, techniques et financiers pour exercer une telle activité ». Le refus d’immatriculation fondé sur ce seul motif est donc jugé contraire au droit de l’Union.
B. La nature formelle de l’immatriculation et sa finalité probatoire
La Cour prend soin de distinguer l’immatriculation, qui est une formalité, des droits substantiels qui en découlent, tel que le droit à déduction. L’attribution d’un numéro d’identification à la TVA n’est pas constitutive de droits ; elle en est la preuve et facilite le contrôle par les autorités compétentes. L’objectif de ce numéro est d’« assurer le bon fonctionnement du système de la TVA », notamment en simplifiant le suivi des opérations et en garantissant la correcte application des régimes de taxation. Il s’agit donc d’un instrument au service de la sécurité juridique et de l’efficacité administrative.
Dès lors, l’absence d’immatriculation ne saurait, en principe, priver un assujetti de ses droits fondamentaux si les conditions matérielles sont par ailleurs remplies. La Cour énonce que « l’inscription de l’assujetti au registre des assujettis à la TVA est une exigence formelle de sorte qu’un assujetti ne saurait être empêché d’exercer son droit à déduction au motif qu’il n’aurait pas été identifié à la TVA avant d’utiliser les biens acquis dans le cadre de son activité taxée ». Refuser l’attribution d’un numéro pour des motifs qui ne sont pas directement liés à l’identification de l’assujetti mais à un jugement prédictif sur son activité future constitue une mesure disproportionnée par rapport à la finalité de la procédure d’immatriculation.
II. Un pouvoir de contrôle encadré par la recherche d’indices de fraude
Si le droit à l’immatriculation est affirmé, la Cour reconnaît la légitimité pour les États membres de prendre des mesures préventives contre la fraude (A), mais elle subordonne leur mise en œuvre à la réunion d’indices sérieux et concordants d’une intention frauduleuse (B).
A. La légitimité des mesures préventives subordonnée au principe de proportionnalité
La Cour de justice rappelle de manière constante que la lutte contre la fraude, l’évasion fiscale et les abus éventuels constitue un objectif reconnu et encouragé par le droit de l’Union. Les États membres disposent ainsi de la faculté de prendre des mesures pour protéger leurs intérêts financiers, conformément à l’article 273 de la directive. Cette prérogative leur permet notamment de s’assurer de la véracité des informations fournies par un demandeur lors de son inscription et d’empêcher l’utilisation abusive des numéros d’identification.
Cependant, cette faculté n’est pas discrétionnaire. Les mesures adoptées à ce titre « ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer l’exacte perception de la taxe et éviter la fraude ». Elles ne sauraient non plus remettre en cause de manière systématique les principes fondamentaux du système commun, comme le droit à déduction et la neutralité de la TVA. Un refus d’immatriculation constitue une mesure radicale qui, pour être jugée proportionnée, ne peut intervenir qu’en dernier recours, lorsque le risque de fraude est avéré. La Cour admet donc la possibilité d’un contrôle a priori, mais en délimite strictement la portée.
B. L’exigence d’indices sérieux et concordants d’une intention frauduleuse
C’est le principal apport de l’arrêt. Pour justifier un refus d’immatriculation, l’administration ne peut se contenter de simples soupçons ou de critères généraux. Elle doit établir l’existence d’« indices sérieux permettant objectivement de considérer qu’il est probable que le numéro d’identification à la TVA attribué […] sera utilisé de manière frauduleuse ». La charge de la preuve incombe donc pleinement à l’administration. Cette dernière doit fonder sa décision sur « une appréciation globale de toutes les circonstances de l’espèce et des preuves qui ont été réunies ».
Les éléments soulevés dans l’affaire au principal, à savoir l’absence de moyens de production et le passé du détenteur des parts, ne sont pas jugés dénués de pertinence. La Cour admet qu’ils « puissent constituer des indices devant être pris en compte ». Toutefois, elle précise qu’ils ne sont pas suffisants, à eux seuls, pour justifier un refus. Ils doivent être corroborés par d’autres éléments objectifs pour former un faisceau d’indices concordants. En somme, la Cour substitue une logique de preuve à une logique de suspicion. Il appartient désormais au juge national de vérifier si l’administration fiscale a, en l’espèce, apporté la démonstration requise d’un risque sérieux et concret de fraude.