Cour de justice de l’Union européenne, le 14 novembre 2024, n°C-47/23

Par une décision rendue en matière de manquement d’État, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’étendue des obligations de protection des habitats naturels protégés. En l’espèce, la Commission européenne a initié une procédure à l’encontre d’un État membre après avoir constaté une détérioration significative de deux types d’habitats de prairies protégés par la directive « Habitats ». Les rapports nationaux et les données transmises par l’État membre lui-même révélaient des pertes de superficie considérables pour les habitats concernés. La Commission a donc adressé une lettre de mise en demeure, puis un avis motivé, reprochant à l’État une violation de son obligation de prendre les mesures appropriées pour éviter la détérioration de ces habitats, ainsi qu’un manquement à son devoir d’actualiser les informations les concernant.

L’État membre a contesté les griefs, ce qui a conduit la Commission à introduire un recours en manquement devant la Cour de justice. Devant la Cour, l’État membre a d’abord soulevé des exceptions d’irrecevabilité, arguant d’une discordance entre l’avis motivé et la requête et du caractère imprécis de celle-ci, exceptions que la Cour a rejetées. Au fond, l’État membre a soutenu que les pertes de superficie étaient en partie dues à des erreurs de calcul initiales et que l’analyse de la Commission était partielle. Il a également défendu son système de surveillance et son approche fondée sur des accords contractuels volontaires plutôt que sur des interdictions réglementaires strictes. La question de droit soulevée était double. Il s’agissait de déterminer si une pratique étatique caractérisée par des pertes de superficie importantes et une absence de mesures réglementaires contraignantes suffisait à constituer un manquement général et structurel à l’obligation de prévention de la détérioration des habitats prévue à l’article 6, paragraphe 2, de la directive « Habitats ». En outre, la Cour devait trancher la question de savoir si l’article 4, paragraphe 1, de la même directive impose aux États membres une obligation continue d’actualiser les informations transmises à la Commission concernant les sites protégés.

La Cour de justice a constaté le manquement de l’État membre concernant son obligation de protection active, jugeant que les pertes de superficie avérées, l’insuffisance de la surveillance et l’absence de mesures juridiquement contraignantes caractérisaient une violation de l’article 6, paragraphe 2, de la directive. En revanche, elle a rejeté le second grief, estimant que le texte de l’article 4, paragraphe 1, de la directive n’établit pas une obligation d’actualisation régulière des données, mais seulement une obligation de transmission initiale.

La décision commentée articule ainsi une conception exigeante des obligations matérielles de protection des sites Natura 2000 (I), tout en adoptant une lecture plus restrictive des devoirs procéduraux d’information qui ne sont pas explicitement formulés (II).

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I. La consolidation d’une obligation de protection préventive et effective

La Cour de justice confirme l’existence d’une obligation de résultat à la charge des États membres pour prévenir la dégradation des habitats protégés. Elle le fait en s’appuyant d’une part sur la réalité matérielle de la détérioration pour qualifier le manquement (A), et d’autre part en précisant le contenu des « mesures appropriées » que les États doivent mettre en œuvre (B).

A. La caractérisation du manquement par la détérioration avérée des habitats

La Cour fonde sa démonstration sur les preuves factuelles des pertes de superficie des habitats concernés. Elle considère que la Commission a suffisamment établi l’existence de « pertes de superficie significatives des types d’habitats 6510 et 6520 dans un nombre considérable de sites ». Face aux arguments de l’État membre tentant de minimiser ces pertes en invoquant des erreurs de calcul ou la nécessité d’une évaluation globale, la Cour reste ferme. Elle rappelle que l’obligation de protection s’applique au niveau de chaque site, de sorte que « les détériorations constatées dans un site donné ne sauraient être compensées par des améliorations dans d’autres sites ».

Ce faisant, la Cour ancre l’appréciation du manquement dans une réalité objective et quantifiable. Même en tenant compte des corrections et des justifications partielles fournies par l’État défendeur, la persistance de « pertes inexpliquées » sur un grand nombre de sites suffit à prouver la défaillance. La Cour estime qu’il incombe à l’État membre de « contester de manière substantielle et détaillée les données ainsi présentées ». En l’absence d’une réfutation complète, la probabilité que la détérioration soit due à une omission de l’État est établie. Cette approche pragmatique renforce considérablement la portée de l’article 6, paragraphe 2, en faisant de la dégradation effective d’un habitat un indice puissant, voire une présomption de manquement à l’obligation de prendre des mesures préventives.

B. La définition exigeante des « mesures appropriées » de prévention

Au-delà du constat de la détérioration, la Cour précise la nature des actions que les États membres sont tenus d’entreprendre. L’obligation de prendre des « mesures appropriées » n’est pas laissée à l’entière discrétion des autorités nationales. La Cour examine d’abord la surveillance des sites, concluant que les mesures appliquées en l’espèce n’étaient « pas suffisamment spécifiques aux sites concernés, régulières et conséquentes ». Une surveillance qui se limite à un échantillonnage ou qui est déclenchée uniquement par un événement ponctuel ne répond pas aux exigences de la directive, surtout lorsque l’état de conservation des habitats est déjà défavorable.

Ensuite, et de manière plus décisive, la Cour se prononce sur le caractère des mesures de protection. L’État membre privilégiait une approche volontariste, fondée sur des accords contractuels et des plans de gestion non contraignants. La Cour juge cette approche insuffisante pour empêcher la surfertilisation et le fauchage prématuré, deux menaces identifiées pour les habitats en question. Elle affirme que « l’absence d’une disposition juridiquement contraignante interdisant la surfertilisation et le fauchage prématuré » ne permet pas de satisfaire aux exigences de la directive. En écartant l’idée que des mesures incitatives puissent suffire, la Cour impose implicitement le recours à un cadre réglementaire doté d’une force obligatoire pour contrer les pressions avérées sur les habitats. Cette interprétation confère à l’obligation de l’article 6, paragraphe 2, une portée concrète et contraignante.

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II. Le refus de consacrer une obligation procédurale implicite

Si la Cour se montre stricte sur le fond des obligations de protection, elle adopte une position inverse s’agissant d’une obligation procédurale que la Commission tentait de déduire de la directive. Elle rejette ainsi l’idée d’une obligation continue de mise à jour des données en se fondant sur une interprétation textuelle rigoureuse (A), dont la portée doit néanmoins être analysée au regard des autres mécanismes de la directive (B).

A. Une interprétation textuelle stricte de l’obligation d’information

Le second grief de la Commission portait sur la violation de l’article 4, paragraphe 1, de la directive « Habitats », qui impose aux États de transmettre à la Commission une liste de sites avec les informations relatives à chacun. La Commission soutenait que cette disposition impliquait une obligation d’actualisation régulière de ces informations. La Cour rejette cette argumentation de manière catégorique. Elle s’en tient au libellé de la disposition, qui dispose que la liste « est transmise à la Commission, dans les trois ans suivant la notification de [cette] directive ».

La Cour constate qu’il « ne découle pas du libellé de l’article 4, paragraphe 1, second alinéa, de la directive “habitats” une obligation en vertu de laquelle les États membres […] seraient tenus de procéder régulièrement à leur actualisation ». Elle refuse de suivre l’interprétation téléologique et contextuelle proposée par la Commission, qui invoquait les objectifs généraux de la directive et la nécessité pour elle de disposer de données à jour. Pour la Cour, le texte vise clairement « une unique communication d’informations » dans le cadre de la procédure initiale de désignation des sites. L’interprétation d’une disposition à la lumière de sa finalité ne saurait, selon elle, priver d’effet utile son libellé clair et précis. Cette approche formaliste marque une limite à l’activisme interprétatif, même dans un domaine où la coopération et la transparence sont essentielles.

B. La portée circonscrite du refus et la pertinence d’autres mécanismes de suivi

Le rejet du second grief par la Cour ne signifie pas pour autant que les États membres sont déliés de toute obligation de suivi et d’information après la désignation initiale des sites. La Cour prend soin de distinguer les différentes dispositions de la directive. Elle reconnaît elle-même qu’une obligation de mise à jour découle d’autres articles, notamment l’article 17 qui impose l’établissement d’un rapport tous les six ans sur l’application de la directive.

De même, elle mentionne l’article 9, qui fonde l’évaluation périodique de la contribution du réseau Natura 2000 par la Commission. En jugeant que l’obligation d’actualisation ne découle pas de l’article 4, paragraphe 1, la Cour opère une clarification de l’architecture de la directive. Elle attribue à chaque disposition une fonction propre et refuse de faire peser sur l’une des obligations qui relèvent manifestement de l’autre. La décision n’affaiblit donc pas le système de suivi dans son ensemble, mais le cantonne aux mécanismes expressément prévus par le législateur. La pratique de la majorité des États membres, qui fournissent volontairement des données actualisées, est jugée sans pertinence pour l’interprétation de l’obligation légale, ce qui réaffirme la primauté du droit sur la pratique dans la définition des devoirs des États.

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Hassan KOHEN
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