Cour de justice de l’Union européenne, le 14 octobre 2014, n°C-12/13

Par un arrêt du 10 juillet 2014, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en grande chambre, s’est prononcée sur les conditions d’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union du fait de l’adoption d’un acte normatif. En l’espèce, des armateurs de thoniers senneurs battant pavillon français et leur syndicat professionnel se prévalaient d’un préjudice né de l’adoption du règlement (CE) n° 530/2008. Cet acte établissait des mesures d’urgence interdisant la pêche au thon rouge en mer Méditerranée à compter du 16 juin 2008 pour les navires de plusieurs États membres, dont la France, mais seulement à compter du 23 juin 2008 pour les navires battant pavillon espagnol. Les pêcheurs français avaient ainsi dû cesser leur activité avant l’épuisement de leurs quotas individuels pour la saison de pêche autorisée. Les pêcheurs et leur syndicat ont par conséquent saisi le Tribunal de l’Union européenne d’un recours en indemnité, initialement fondé sur un régime de responsabilité pour acte licite. La procédure fut suspendue dans l’attente d’un arrêt préjudiciel de la Cour de justice, rendu le 17 mars 2011, lequel a déclaré le règlement n° 530/2008 invalide au motif qu’il violait le principe de non-discrimination, sans justification objective pour la différence de traitement entre les pêcheurs espagnols et les autres. À la suite de cet arrêt, les requérants ont ajouté un moyen nouveau fondé sur la responsabilité pour acte illicite. Par une décision du 6 novembre 2012, le Tribunal a déclaré le recours du syndicat irrecevable et a rejeté celui des pêcheurs au fond. Le Tribunal a ainsi écarté la responsabilité pour acte licite, tout en jugeant recevable le moyen nouveau tiré de l’illégalité, qu’il a cependant rejeté estimant que le préjudice allégué n’était ni réel ni certain. Les requérants ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice. Il était donc demandé à la Cour de déterminer si la déclaration d’invalidité partielle d’un règlement pour rupture du principe d’égalité de traitement constitue un élément de droit nouveau permettant d’invoquer la responsabilité pour acte illicite. La Cour devait aussi se prononcer sur l’étendue de la réparation due en conséquence d’une telle invalidité et réaffirmer sa position sur l’existence d’un régime de responsabilité sans faute du fait de l’activité normative de l’Union. La Cour de justice rejette les pourvois. Elle juge que l’action du syndicat était irrecevable car le préjudice n’était pas suffisamment précisé dans la requête initiale. Surtout, elle estime que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant recevable le moyen nouveau tiré de l’illégalité, car l’arrêt antérieur n’a pas modifié la situation juridique des pêcheurs français, la date du 16 juin leur étant applicable n’ayant pas été invalidée. La Cour considère toutefois cette erreur comme inopérante, puisque le moyen avait de toute façon été rejeté au fond par le Tribunal. Elle confirme enfin l’absence, en droit de l’Union, d’un régime général de responsabilité non contractuelle pour un acte normatif licite.

L’arrêt illustre la manière dont le respect de règles procédurales strictes peut faire obstacle à l’indemnisation d’un préjudice économique pourtant avéré (I), avant de confirmer une conception restrictive des régimes de responsabilité non contractuelle de l’Union (II).

I. La rigueur procédurale, obstacle à l’action en responsabilité

La Cour de justice rappelle d’abord l’exigence de motivation précise du préjudice dans la requête introductive d’instance, ce qui conduit à l’irrecevabilité de l’action du syndicat (A). Elle adopte ensuite une lecture restrictive de la notion d’élément nouveau, fermant la voie à l’invocation de l’illégalité de l’acte par les pêcheurs (B).

A. L’irrecevabilité sanctionnant l’imprécision du préjudice allégué

La Cour écarte d’emblée le pourvoi en tant qu’il est formé par le syndicat professionnel. Elle juge que le Tribunal a correctement appliqué les exigences de l’article 21 du statut de la Cour et de l’article 44 du règlement de procédure du Tribunal, selon lesquelles « la requête doit, notamment, indiquer l’objet du litige et contenir les conclusions et un exposé sommaire des moyens invoqués ». En l’occurrence, la juridiction de l’Union relève que la requête de première instance se bornait à solliciter une somme forfaitaire au titre d’un préjudice moral, sans aucune précision quant à la nature de ce préjudice au regard de l’acte reproché à la Commission.

La Cour constate que « le préjudice prétendument subi par le [syndicat] ne figure que dans la partie de la requête contenant les conclusions des requérants en première instance et sous la forme d’une demande d’un montant forfaitaire de 30000 euros ». Une telle formulation ne permet ni à la partie défenderesse de préparer sa défense, ni au juge de l’Union d’exercer son contrôle. Cette solution, bien que sévère, est une application constante d’une jurisprudence qui vise à garantir la sécurité juridique et le respect du principe du contradictoire. Le seul fait que le syndicat ait apporté des précisions ultérieurement en réponse à des questions du Tribunal ne pouvait régulariser une requête initialement défaillante. La sanction de l’irrecevabilité apparaît ainsi comme une conséquence logique de la négligence originelle dans la formulation de la demande.

B. L’interprétation restrictive de la notion d’élément de droit nouveau

Le cœur du raisonnement de la Cour repose sur l’appréciation du caractère nouveau du moyen tiré de l’illégalité de l’acte, soulevé après l’arrêt préjudiciel ayant constaté une discrimination. Le Tribunal avait jugé ce moyen recevable, considérant que l’arrêt en question constituait un élément de droit nouveau au sens de l’article 48, paragraphe 2, de son règlement de procédure. La Cour de justice censure cette analyse et y voit une erreur de droit. Elle estime en effet que la situation des pêcheurs français n’a pas été modifiée par la déclaration d’invalidité du règlement litigieux.

La Cour souligne que l’invalidité prononcée ne concernait que le traitement préférentiel accordé aux senneurs espagnols, en ce que l’interdiction de pêche les concernant était différée au 23 juin 2008. En revanche, la validité de la date du 16 juin 2008, applicable aux requérants, n’a pas été remise en cause. Ainsi, pour les pêcheurs français, « ledit arrêt n’a fait que confirmer une situation de droit que les requérants en première instance […] connaissaient au moment où ils ont introduit leur recours ». Il n’y avait donc pas d’élément nouveau justifiant l’introduction d’un moyen nouveau. Cette lecture formaliste, bien que juridiquement rigoureuse, prive les victimes d’une discrimination de la possibilité de fonder leur action en responsabilité sur l’illégalité constatée par le juge.

Après avoir ainsi fermé la porte à l’action par des motifs procéduraux, la Cour examine les questions de fond relatives aux régimes de responsabilité.

II. La confirmation d’un accès restreint à la responsabilité non contractuelle de l’Union

La Cour de justice saisit l’occasion de cet arrêt pour réaffirmer l’absence d’un régime de responsabilité pour acte normatif licite (A). Elle juge par ailleurs que l’erreur de droit commise par le Tribunal sur la recevabilité du moyen nouveau est inopérante, ce qui achève de priver le pourvoi de toute chance de succès (B).

A. La réaffirmation de l’inexistence d’une responsabilité pour acte normatif licite

Les requérants soutenaient que le préjudice subi, même en l’absence d’illégalité, devait être indemnisé. La Cour rejette cet argument de manière péremptoire, en se fondant sur une jurisprudence bien établie depuis l’arrêt *FIAMM*. Elle rappelle que « en l’état actuel du droit de l’Union, l’examen comparatif des ordres juridiques des États membres ne permet pas de consacrer l’existence d’un régime de responsabilité non contractuelle de l’Union du fait de l’exercice licite par celle-ci de ses activités relevant de la sphère normative ».

Cette position constante témoigne de la prudence de la Cour face au risque d’entraver l’action normative des institutions de l’Union, particulièrement dans des domaines où des arbitrages économiques et sociaux complexes sont nécessaires, comme la politique commune de la pêche. L’admission d’un tel régime de responsabilité sans faute pourrait en effet paralyser l’action publique et exposer l’Union à des demandes d’indemnisation potentiellement illimitées. En refusant de faire évoluer sa jurisprudence, la Cour confirme que le préjudice économique, même important, découlant d’une mesure normative légale, relève des aléas que les opérateurs économiques doivent assumer.

B. Le rejet du pourvoi par le jeu du moyen inopérant

La Cour constate que le Tribunal a commis une erreur de droit en déclarant recevable le moyen tiré de la responsabilité pour acte illicite. Toutefois, cette censure ne conduit pas à l’annulation de l’arrêt attaqué. La Cour estime en effet que ce motif erroné est inopérant, car il n’a pas eu d’incidence sur la solution finale du litige. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « si les motifs d’un arrêt du Tribunal révèlent une violation du droit de l’Union, mais que le dispositif apparaît fondé pour d’autres motifs de droit, une telle violation n’est pas de nature à entraîner l’annulation de cet arrêt ».

En l’espèce, le Tribunal, après avoir admis à tort la recevabilité du moyen, l’avait de toute façon rejeté au fond. S’il avait, comme il aurait dû le faire selon la Cour de justice, déclaré le moyen irrecevable dès le départ, le résultat, à savoir le rejet du recours, aurait été identique. L’erreur de droit est donc sans conséquence pratique. Ce raisonnement, empreint de pragmatisme et d’économie procédurale, montre que la Cour de justice, en tant que juge de cassation, ne censure que les erreurs qui ont une influence déterminante sur le dispositif de la décision contestée. Pour les requérants, cette approche met un point final à leur quête d’indemnisation, l’illégalité dont ils se plaignaient n’ayant pu être utilement invoquée.

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Hassan KOHEN
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