Cour de justice de l’Union européenne, le 14 septembre 2016, n°C-184/15

Par un arrêt rendu en réponse à une question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de la protection des travailleurs à durée déterminée au sein du secteur public. En l’espèce, deux litiges distincts ont été portés devant la justice espagnole. Le premier concernait une assistante administrative employée par un service de santé, dont la nomination initiale à caractère temporaire avait été renouvelée treize fois consécutivement avant que son contrat ne prenne fin. Le second cas impliquait un architecte engagé par une municipalité, initialement par contrat de travail puis en tant qu’agent non titulaire, dont la relation de travail, justifiée par la réalisation d’un programme d’aménagement urbain, s’est étendue sur près de deux décennies avant d’être rompue.

Saisis en appel, les juges espagnols ont constaté que dans les deux situations, le recours aux contrats à durée déterminée revêtait un caractère abusif. Ils ont cependant relevé une différence de traitement dans le droit national. La jurisprudence de la chambre sociale du Tribunal suprême espagnol avait créé la figure du « travailleur à durée indéterminée non permanent » pour sanctionner de tels abus lorsque l’employeur public recrute sous le régime du droit du travail, garantissant un maintien dans l’emploi jusqu’au pourvoi régulier du poste. Toutefois, cette protection n’était pas reconnue de manière uniforme au personnel relevant du droit administratif, comme les requérants. Face à cette incertitude sur la compatibilité d’une telle distinction avec le droit de l’Union, et notamment avec l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée mis en œuvre par la directive 1999/70/CE, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice. La question de droit posée était de savoir si la clause 5 de cet accord-cadre s’oppose à une réglementation nationale qui module la protection contre l’usage abusif de contrats successifs selon le statut, contractuel de droit du travail ou administratif, du personnel employé par une administration. Se posait également la question de la conformité au principe d’effectivité des règles procédurales nationales qui contraindraient un travailleur à engager une nouvelle procédure pour obtenir la sanction de l’abus constaté.

À cette question, la Cour répond qu’une telle différence de traitement est contraire à l’accord-cadre, à moins qu’il n’existe dans l’ordre juridique national une autre mesure effective pour sanctionner les abus commis à l’égard du personnel de droit administratif. Elle juge en outre que le principe d’effectivité s’oppose à des règles de procédure qui, en obligeant le travailleur à intenter une nouvelle action pour la détermination de la sanction, rendraient excessivement difficile l’exercice de ses droits.

L’arrêt impose ainsi une application cohérente des sanctions contre le recours abusif aux contrats à durée déterminée dans le secteur public (I), tout en garantissant l’accessibilité effective de ces sanctions pour les travailleurs lésés (II).

I. L’affirmation d’une protection équivalente pour tous les travailleurs à durée déterminée du secteur public

La Cour de justice clarifie l’obligation pour les États membres de prévenir et de sanctionner efficacement l’utilisation abusive des contrats à durée déterminée, en s’opposant à une application différenciée des mesures de protection au sein même du secteur public (A), sauf à démontrer l’existence d’une autre sanction réellement effective (B).

A. Le constat d’une application différenciée des mesures contre l’abus des contrats successifs

La juridiction de renvoi a mis en évidence une divergence dans le droit espagnol, où la sanction de l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée par une administration publique varie selon la nature juridique de la relation de travail. Pour les employés sous contrat de travail de droit commun, la jurisprudence a établi un droit au maintien de la relation en tant que « travailleur à durée indéterminée non permanent ». En revanche, pour le personnel statutaire ou les agents non titulaires relevant du droit administratif, une telle protection n’est pas systématiquement assurée.

La Cour prend acte de cette situation et rappelle que l’accord-cadre vise à encadrer le recours aux contrats à durée déterminée pour éviter la précarisation des travailleurs. Si les États membres disposent d’une marge d’appréciation pour définir les sanctions, celles-ci doivent être suffisamment effectives et dissuasives. Or, l’existence de deux catégories de personnel au sein du même secteur public, l’une bénéficiant d’une protection concrète et l’autre non, pose directement la question de l’égalité de traitement et de l’effet utile de la directive. La Cour souligne ainsi que la finalité de l’accord-cadre serait compromise si un employeur public pouvait contourner ses obligations en recourant à un statut administratif moins protecteur.

B. La soumission du traitement différencié à l’existence d’une autre sanction effective

Face à cette différence de traitement, la Cour n’impose pas une sanction unique et uniforme. Elle admet en principe qu’un État membre puisse prévoir des mesures différentes selon les secteurs ou les catégories de personnel. Cependant, cette flexibilité est strictement conditionnée. Pour qu’une réglementation qui exclut la transformation du contrat en une relation à durée indéterminée pour une catégorie de personnel public soit conforme à l’accord-cadre, elle doit prévoir une compensation. La Cour énonce clairement que « l’ordre juridique interne de l’État membre concerné doit comporter, dans ledit secteur, une autre mesure effective pour éviter et, le cas échéant, sanctionner l’utilisation abusive de contrats de travail à durée déterminée successifs ».

Le fardeau de la preuve est ainsi inversé : il ne s’agit plus de justifier la transformation en contrat à durée indéterminée, mais de démontrer, en son absence, l’existence d’une alternative crédible. Cette mesure alternative doit présenter des « garanties effectives et équivalentes de protection des travailleurs ». Il incombe alors au juge national d’apprécier si de telles mesures existent en droit interne pour le personnel administratif et si elles sont appliquées de manière à sanctionner dûment l’abus et à en effacer les conséquences. Faute d’une telle mesure, la discrimination est avérée et le juge national doit assurer le respect de l’accord-cadre, par exemple en étendant la protection reconnue aux autres travailleurs.

Au-delà de la substance de la sanction, la Cour se prononce également sur les modalités de sa mise en œuvre, afin de garantir que les droits conférés aux travailleurs ne demeurent pas purement théoriques.

II. La garantie d’une sanction effective et accessible en cas d’abus constaté

La décision renforce la protection des travailleurs en censurant les obstacles procéduraux qui entravent l’obtention d’une réparation (A), affirmant par là même la nécessité d’une harmonisation des garanties offertes aux agents du service public (B).

A. La censure d’une complexité procédurale contraire au principe d’effectivité

La troisième question préjudicielle portait sur la compatibilité avec le droit de l’Union de règles nationales obligeant le travailleur, après avoir fait constater le caractère abusif de ses contrats, à intenter une nouvelle action en justice pour obtenir la détermination d’une sanction ou d’une réparation. La Cour y répond par la négative, en s’appuyant sur le principe d’effectivité. Ce principe exige que l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union ne soit pas rendu impossible en pratique ou excessivement difficile.

La Cour estime que l’obligation d’engager une procédure distincte pour la seule détermination de la sanction crée des obstacles significatifs pour le travailleur. Elle relève que cette fragmentation procédurale engendre « nécessairement des inconvénients procéduraux, en termes, notamment, de coût, de durée et de règles de représentation ». Une telle exigence est de nature à dissuader les travailleurs de faire valoir leurs droits et vide ainsi de sa substance la protection offerte par l’accord-cadre. En conséquence, la Cour juge que le principe d’effectivité s’oppose à de telles règles nationales, car elles compromettent la pleine efficacité des normes de l’Union. Le juge qui constate l’abus doit pouvoir en tirer directement les conséquences en termes de sanction.

B. La portée de la décision : vers une harmonisation des sanctions au sein du service public

Cet arrêt revêt une portée considérable pour les travailleurs du secteur public dans toute l’Union. En premier lieu, il oblige les juridictions nationales à opérer un contrôle de l’équivalence des protections. Elles ne peuvent plus se contenter de constater l’absence de mesure de requalification pour le personnel administratif, mais doivent activement rechercher s’il existe une autre sanction ayant un effet dissuasif et réparateur comparable. En l’absence d’une telle alternative, elles sont tenues d’écarter la réglementation nationale discriminatoire pour assurer l’effet utile de l’accord-cadre.

En second lieu, en invalidant les complexités procédurales inutiles, la Cour favorise un accès direct et rapide à la justice pour les travailleurs précarisés. La décision incite les États membres à rationaliser leurs procédures contentieuses pour permettre un traitement complet des litiges relatifs à l’abus de contrats à durée déterminée en une seule et même instance. En définitive, cet arrêt œuvre à une harmonisation par le haut des garanties accordées aux agents publics, indépendamment de la qualification formelle de leur relation de travail, renforçant ainsi la lutte contre la précarité dans l’emploi public.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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