Cour de justice de l’Union européenne, le 15 décembre 1995, n°C-415/93

Par un arrêt du 15 décembre 1995, la Cour de justice des Communautés européennes a rendu une décision préjudicielle fondamentale sur l’interprétation du droit communautaire, particulièrement de l’article 48 du traité CEE relatif à la libre circulation des travailleurs. Cette décision trouve son origine dans un litige initié par un joueur de football professionnel de nationalité belge. À l’expiration de son contrat avec un club belge, le joueur avait conclu un contrat de travail avec un club français. Toutefois, le transfert a échoué car le club d’origine, doutant de la solvabilité du nouveau club, n’a pas demandé à sa fédération nationale de délivrer le certificat de transfert nécessaire, conditionné au paiement futur d’une indemnité de transfert. Le joueur s’est alors retrouvé sans emploi et a été suspendu par son ancien club. Il a saisi les juridictions belges afin de contester la légalité du système des transferts au regard du droit communautaire. La cour d’appel de Liège, confrontée à cette question, a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité avec l’article 48 du traité des règles édictées par les associations sportives qui, d’une part, subordonnent l’engagement d’un joueur en fin de contrat par un nouveau club au versement d’une indemnité de transfert, et, d’autre part, limitent le nombre de joueurs ressortissants d’autres États membres pouvant être alignés en compétition. La Cour a répondu que l’article 48 du traité s’oppose à l’application de ces deux types de règles, considérant qu’elles constituent des entraves injustifiées à la libre circulation des travailleurs.

Cet arrêt étend de manière significative l’application du principe de libre circulation à la sphère sportive, remettant en cause un système établi de longue date. Il convient donc d’analyser la manière dont la Cour a déconstruit le système des indemnités de transfert en le qualifiant d’obstacle à la libre circulation des travailleurs (I), avant d’examiner la censure, plus attendue, des clauses de nationalité comme une discrimination manifestement contraire au traité (II).

I. LA FIN DES INDEMNITÉS DE TRANSFERT, UNE ENTRAVE À LA LIBRE CIRCULATION DES TRAVAILLEURS

La Cour de justice a d’abord jugé que les règles imposant le paiement d’une indemnité pour le transfert d’un joueur en fin de contrat constituent une entrave à la libre circulation. Elle a établi cette qualification en analysant la nature de la restriction (A), puis a écarté les justifications avancées, fondées sur la spécificité du sport (B).

A. La qualification du système de transfert en obstacle à la libre circulation

La Cour constate que les dispositions du traité relatives à la libre circulation des personnes visent à faciliter l’exercice d’activités professionnelles sur l’ensemble du territoire de la Communauté. En conséquence, toute mesure qui pourrait défavoriser un ressortissant souhaitant exercer une activité économique dans un autre État membre est en principe interdite. La Cour estime que les règles sur les transferts relèvent de cette catégorie. Elle énonce que « des dispositions qui empêchent ou dissuadent un ressortissant d’un État membre de quitter son pays d’origine pour exercer son droit à la libre circulation constituent, dès lors, des entraves à cette liberté même si elles s’appliquent indépendamment de la nationalité des travailleurs concernés ».

Le système des indemnités, en effet, conditionne directement l’accès d’un joueur au marché du travail dans un autre État membre. Le fait qu’un nouveau club soit tenu de verser une somme, parfois conséquente, à l’ancien club pour recruter un joueur dont le contrat a pourtant expiré affecte les possibilités pour ce joueur de trouver un emploi et les conditions de cet emploi. La Cour rejette l’argument selon lequel ces règles ne concerneraient que les rapports économiques entre clubs et non la relation de travail avec le joueur. Elle souligne que l’obligation de paiement « affecte les possibilités des joueurs de trouver un emploi, ainsi que les conditions auxquelles cet emploi est offert ». Cette analyse confirme que même une réglementation d’origine privée, édictée par des associations sportives, tombe sous le coup de l’article 48 du traité dès lors qu’elle règle de façon collective le travail salarié et entrave les échanges intracommunautaires.

B. Le rejet des justifications fondées sur la spécificité du sport

Les associations sportives et plusieurs gouvernements ont soutenu que ces règles poursuivaient des objectifs légitimes, tels que le maintien de l’équilibre financier et sportif entre les clubs et l’encouragement à la formation des jeunes joueurs. La Cour reconnaît la légitimité de ces objectifs, considérant « l’importance sociale considérable que revêtent l’activité sportive et, plus particulièrement, le football dans la Communauté ». Néanmoins, elle juge que les moyens employés ne sont ni adéquats ni proportionnés pour atteindre ces buts.

Concernant l’équilibre sportif, la Cour observe que le système des indemnités « n’empêche pas les clubs les plus riches de s’assurer les services des meilleurs joueurs ». Quant à la promotion de la formation, elle estime que la perspective de percevoir ces indemnités est « éventuelle et aléatoire » et que leur montant est « indépendant des frais réels supportés par les clubs ». La Cour suggère que ces objectifs pourraient être atteints par d’autres moyens moins restrictifs pour la libre circulation, comme une redistribution d’une partie des recettes du football. En invalidant les justifications présentées, la Cour applique rigoureusement le test de proportionnalité et refuse de reconnaître une exception sportive générale qui soustrairait les règlements des fédérations à l’empire du droit communautaire.

II. LA CENSURE DES CLAUSES DE NATIONALITÉ, UNE DISCRIMINATION INJUSTIFIÉE

Dans la seconde partie de son raisonnement, la Cour se prononce sur les règles limitant le nombre de joueurs étrangers qu’un club peut aligner. Elle réaffirme fermement l’interdiction de la discrimination fondée sur la nationalité (A) et interprète de manière restrictive l’exception tenant aux motifs non économiques (B).

A. L’application du principe de non-discrimination aux compétitions sportives

La Cour rappelle que l’article 48 du traité implique l’abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité entre les travailleurs des États membres en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail. Elle juge que les clauses de nationalité dans les règlements sportifs constituent une telle discrimination. L’argument selon lequel ces règles ne visent pas l’emploi mais seulement la participation aux compétitions est balayé. La Cour considère en effet que « dans la mesure où la participation à ces rencontres constitue l’objet essentiel de l’activité d’un joueur professionnel, il est évident qu’une règle qui la limite restreint également les possibilités d’emploi du joueur concerné ».

Cette position est une application directe de la jurisprudence antérieure, notamment des arrêts *Walrave* et *Donà*, qui avaient déjà établi que l’exercice des sports relève du droit communautaire lorsqu’il constitue une activité économique. En interdisant aux clubs d’aligner plus d’un certain nombre de joueurs ressortissants d’autres États membres, les règlements sportifs créent une discrimination directe et manifeste, contraire à l’essence même de l’article 48. La Cour confirme ainsi que ce principe fondamental ne saurait être neutralisé par des règlements privés, même dans un domaine aussi spécifique que le sport professionnel.

B. L’interprétation restrictive de l’exception tenant aux motifs non économiques

La Cour avait admis, dans sa jurisprudence antérieure, que des règles fondées sur des motifs non économiques, « tenant au caractère et au cadre spécifiques de certaines rencontres et intéressant donc uniquement le sport en tant que tel », pouvaient échapper à l’interdiction de discrimination. L’exemple type est celui des rencontres entre équipes nationales, où la composition des équipes selon la nationalité est inhérente à l’objet même de la compétition. Les associations sportives et les gouvernements ont tenté d’étendre cette exception pour justifier les quotas de joueurs étrangers dans les championnats de clubs, en invoquant la nécessité de préserver le lien entre un club et son pays ou de garantir un vivier de joueurs pour les équipes nationales.

La Cour rejette fermement cette argumentation. Elle souligne que les clauses de nationalité en cause « ne concernent pas des rencontres spécifiques, opposant des équipes représentatives de leur pays, mais s’appliquent à l’ensemble des rencontres officielles entre clubs ». En conséquence, elles ne sauraient bénéficier de l’exception, qui doit rester limitée à son objet propre. Admettre le contraire reviendrait, selon la Cour, à priver l’article 48 de son effet utile. Les justifications avancées sont par ailleurs jugées inefficaces : le lien entre un club et son pays n’est pas menacé, et la sélection des joueurs nationaux n’exige pas qu’ils évoluent dans le championnat national. Cet examen démontre la volonté de la Cour de ne pas permettre que des motifs prétendument sportifs servent à légitimer des pratiques discriminatoires contraires aux libertés fondamentales du traité.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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