Un État membre peut-il, pour protéger ce qu’il estime être les intérêts essentiels de sa sécurité, s’affranchir unilatéralement de ses obligations financières envers l’Union européenne, et plus spécifiquement de la perception des droits de douane qui constituent des ressources propres communautaires ? C’est à cette question fondamentale que la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en grande chambre, a répondu par un arrêt du 13 septembre 2007. En l’espèce, la Commission a engagé une procédure en manquement à l’encontre d’un État membre au motif que celui-ci avait omis, sur une période de cinq ans allant de 1998 à 2002, de constater et de verser les droits de douane applicables à l’importation de matériel de guerre et de biens à double usage civil et militaire. L’État membre ne contestait pas l’absence de perception, mais la justifiait par la nécessité de protéger les intérêts essentiels de sa sécurité, en invoquant la dérogation prévue à l’article 296 du traité instituant la Communauté européenne. Selon lui, la perception de ces droits aurait non seulement augmenté le coût de ses acquisitions militaires, réduisant ainsi sa capacité opérationnelle, mais aurait aussi pu entraîner la divulgation d’informations confidentielles, compromettant sa politique de défense et ses relations avec des États tiers. La Commission, considérant cette interprétation de l’article 296 comme abusive, a saisi la Cour afin qu’elle constate le manquement de l’État membre à ses obligations relatives au système des ressources propres. La Cour de justice juge que l’État membre a effectivement manqué à ses obligations. Elle affirme que si les États membres peuvent prendre des mesures nécessaires à leur sécurité, ces mesures ne sauraient échapper à l’application du droit communautaire. La dérogation prévue à l’article 296 doit faire l’objet d’une interprétation stricte et il incombe à l’État membre qui s’en prévaut de prouver que les conditions de son application sont réunies, ce qui n’a pas été démontré en l’espèce.
La Cour rappelle ainsi fermement que la dérogation de sécurité nationale doit être interprétée de manière restrictive (I), ce qui consacre la primauté de la solidarité financière sur les considérations unilatérales des États membres en matière de défense (II).
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**I. La réaffirmation de l’interprétation stricte de la dérogation de sécurité nationale**
La Cour de justice fonde sa décision sur une application rigoureuse des principes régissant les dérogations au droit communautaire. Elle rappelle d’abord le caractère exceptionnel de la clause de sauvegarde relative à la sécurité nationale (A), avant de rejeter les justifications d’ordre économique et procédural avancées par l’État membre (B).
**A. Le rappel du caractère exceptionnel de l’article 296 du traité CE**
La Cour énonce avec clarté que les dispositions de l’article 296 du traité, bien que reconnaissant une prérogative aux États membres, ne créent pas une zone de non-droit. S’appuyant sur une jurisprudence constante, elle rappelle que les mesures prises au titre de la sécurité publique ne sauraient « échapper totalement à l’application du droit communautaire ». La Cour insiste sur le fait que de telles dérogations, qui permettent de faire exception aux règles fondamentales du traité, « doivent, comme il est de jurisprudence constante […], faire l’objet d’une interprétation stricte ». Par cette affirmation, elle prévient toute tentative d’élargir le champ d’application de cette disposition au-delà des hypothèses exceptionnelles et bien délimitées pour lesquelles elle a été conçue.
En conséquence logique de cette interprétation stricte, la charge de la preuve repose entièrement sur l’État qui invoque la dérogation. La Cour précise que l’article 296 « ne saurait toutefois être interprété de manière à conférer aux États membres le pouvoir de déroger aux dispositions du traité par la seule invocation desdits intérêts ». Il ne suffit donc pas d’affirmer qu’un intérêt essentiel de sécurité est en jeu ; il faut le démontrer de manière concrète et circonstanciée. La Cour souligne que « c’est à l’État membre qui invoque le bénéfice de l’article 296 ce de prouver la nécessité de recourir à la dérogation prévue à cet article dans le but de protéger les intérêts essentiels de sa sécurité ». En l’espèce, l’État défendeur a échoué à apporter cette preuve.
**B. Le rejet des justifications d’ordre économique et procédural**
L’État membre soutenait que l’application des droits de douane, en renchérissant le coût du matériel militaire, portait atteinte à sa capacité de défense et donc à ses intérêts essentiels de sécurité. La Cour écarte cet argument d’ordre purement financier. Elle juge qu’un État membre ne saurait « exciter du renchérissement du matériel militaire en raison de l’application des droits de douane […] pour prétendre échapper, au détriment des autres États membres […], aux obligations que lui impose la solidarité financière à l’égard du budget communautaire ». Accepter une telle justification reviendrait à créer une brèche dans le système des ressources propres et à introduire une inégalité de traitement entre les États membres, certains finançant indirectement la politique de défense d’un autre.
L’autre argument principal de l’État membre concernait le risque de divulgation d’informations sensibles que les procédures douanières feraient peser sur ses accords de coopération militaire. La Cour rejette également cette justification en considérant que le cadre juridique communautaire offre des garanties suffisantes. Elle observe que l’application du régime douanier implique l’intervention d’agents soumis à une « obligation de confidentialité, en cas de traitement de données sensibles, de nature à protéger les intérêts essentiels de la sécurité des États membres ». De plus, elle note que les déclarations périodiques à la Commission ne requièrent pas un niveau de détail qui porterait préjudice à la confidentialité nécessaire. La Cour n’exclut pas la possibilité pour un État de limiter, au cas par cas et de manière exceptionnelle, l’information transmise, mais elle refuse de valider une exemption générale et systématique.
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L’arrêt ne se contente pas d’analyser les conditions d’application de l’article 296 ; il en précise la portée au regard des compétences des États membres et des impératifs budgétaires de l’Union. La décision a ainsi des conséquences importantes sur la conception de la souveraineté étatique en matière de défense (II) et réaffirme avec force la prééminence du principe de solidarité financière (B).
**II. La portée de la décision sur la souveraineté étatique et la discipline budgétaire**
En condamnant l’État membre, la Cour de justice envoie un signal clair sur la limitation de l’autonomie des États dans le domaine régalien de la défense (A) et sur le caractère intangible du système des ressources propres communautaires (B).
**A. La limitation de l’autonomie des États membres en matière de défense**
Bien que la défense et la sécurité nationale demeurent des compétences essentiellement étatiques, cet arrêt confirme qu’elles ne sont pas hermétiques au droit de l’Union. La Cour rappelle que le traité ne contient pas de « réserve générale, inhérente au traité, excluant du champ d’application du droit communautaire toute mesure prise au titre de la sécurité publique ». En soumettant le recours à l’article 296 à un contrôle juridictionnel strict, elle encadre la marge de manœuvre des États membres. La décision illustre que même dans un domaine aussi sensible, l’invocation de la sécurité nationale ne constitue pas un argument absolu et discrétionnaire.
La solution retenue par la Cour montre que les aspects économiques et administratifs des politiques de défense, tels que l’importation de matériel, relèvent pleinement du marché intérieur et de l’union douanière. L’adoption ultérieure du règlement n° 150/2003, qui organise une suspension des droits de douane pour certains armements à partir de 2003, est d’ailleurs interprétée par la Cour comme une confirmation a contrario de l’existence de l’obligation de perception avant cette date. Cela démontre que seule une action du législateur communautaire, et non une décision unilatérale d’un État, peut légalement modifier les obligations découlant du tarif douanier commun.
**B. La primauté de la solidarité financière et de l’intégrité du système des ressources propres**
Au-delà de la question de la sécurité, cet arrêt revêt une portée constitutionnelle pour l’ordre juridique de l’Union en ce qu’il protège l’intégrité de son budget. Les ressources propres, parmi lesquelles les droits du tarif douanier commun, ne sont pas une contribution des États mais une recette qui appartient de droit à l’Union. En s’abstenant de percevoir ces droits, l’État membre a non seulement manqué à une obligation technique, mais a aussi porté atteinte au principe de solidarité financière qui sous-tend le budget communautaire. La Cour se montre inflexible sur ce point, considérant que le respect de cette solidarité est une condition essentielle au fonctionnement de l’Union.
En refusant qu’un État membre puisse unilatéralement décider de ne pas percevoir une ressource propre pour des motifs de convenance budgétaire nationale, même parés des atours de la sécurité, la Cour prévient un risque de délitement du système. Une solution contraire aurait ouvert la voie à ce que chaque État membre évalue l’opportunité de s’acquitter de ses obligations financières en fonction de ses propres priorités politiques, ce qui serait incompatible avec l’essence même d’une union de droit. La décision renforce ainsi la discipline budgétaire et garantit que la contribution de chaque État au financement de l’Union est déterminée par des règles communes et non par des considérations politiques unilatérales.