Par un arrêt du 15 décembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne a apporté des éclaircissements significatifs sur la coordination des systèmes de sécurité sociale entre un État membre et la Confédération suisse. En l’espèce, une ressortissante suédoise, après avoir exercé une activité professionnelle continue en Suisse, était retournée dans son pays d’origine à la suite de la naissance de son enfant. Elle avait alors sollicité le bénéfice d’une allocation parentale dont le montant est calculé sur la base des revenus professionnels antérieurs. L’organisme de sécurité sociale suédois lui avait refusé l’octroi de l’allocation au taux plein, au motif que la période de référence de 240 jours d’activité professionnelle requise par la législation nationale n’avait pas été accomplie en Suède. La juridiction de première instance avait confirmé cette décision, mais la cour administrative d’appel l’avait infirmée, jugeant que l’activité exercée en Suisse devait être prise en compte. Saisie d’un pourvoi par l’organisme social, la plus haute juridiction administrative suédoise a alors décidé de surseoir à statuer et de poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer, d’une part, si une période d’activité accomplie intégralement en Suisse suffisait à ouvrir le droit à une prestation familiale dans un État membre, et d’autre part, comment le montant de cette prestation devait être calculé en l’absence de revenus perçus dans cet État. La Cour a répondu que les périodes d’activité accomplies en Suisse doivent être intégralement prises en considération pour l’ouverture du droit. Elle a ajouté que le montant de la prestation doit être calculé sur la base d’un revenu de référence reconstitué, correspondant à celui d’un travailleur exerçant une activité comparable dans l’État membre concerné.
Cette décision consacre une interprétation extensive du principe de totalisation (I), tout en définissant une méthode de calcul pragmatique pour garantir l’effectivité du droit à la prestation (II).
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I. La consécration d’une interprétation extensive du principe de totalisation
La Cour de justice affirme avec clarté que le mécanisme de totalisation des périodes d’assurance ne peut être interprété de manière restrictive. Elle rejette ainsi toute lecture qui viderait de sa substance le droit à la libre circulation (A), en imposant l’assimilation complète des périodes d’activité accomplies dans l’autre État contractant (B).
A. Le rejet d’une lecture restrictive de la notion de totalisation
L’un des arguments avancés suggérait que le terme « totalisation » impliquait nécessairement l’addition d’au moins deux périodes distinctes, accomplies dans des États différents, ce qui permettrait à un État d’exiger qu’une partie de la période de référence soit accomplie sur son propre territoire. La Cour écarte fermement cette interprétation en s’appuyant sur le libellé même des textes applicables. Elle relève que « tant le libellé de l’article 8, sous c), de l’accord que celui de l’article 72 du règlement n° 1408/71 sont dépourvus d’ambiguïté ». Ces dispositions visent en effet « toutes périodes » prises en considération par les législations nationales, sans exiger une pluralité de lieux d’accomplissement.
Cette approche textuelle est renforcée par une analyse téléologique, la Cour rappelant que l’objectif de l’accord CE-Suisse est d’assurer la libre circulation des personnes. Admettre qu’un travailleur migrant puisse perdre le bénéfice de ses droits sociaux au seul motif qu’il a exercé son droit à la mobilité constituerait une entrave injustifiée à cette liberté fondamentale. La totalisation est un instrument essentiel pour garantir que le déplacement professionnel ne se traduise pas par une pénalisation en matière de sécurité sociale. La solution retenue s’inscrit donc dans une jurisprudence constante visant à protéger les droits des travailleurs qui se déplacent au sein de l’espace économique européen étendu.
B. L’assimilation complète des périodes d’activité accomplies dans l’autre État contractant
En conséquence de ce raisonnement, la Cour établit que l’institution compétente d’un État membre ne peut subordonner l’octroi d’une prestation familiale à l’accomplissement d’une période d’assurance, même minime, sur son propre territoire. Lorsqu’un travailleur a accompli la totalité de la période de référence en Suisse, cette période doit être considérée comme si elle avait été effectuée sous la législation de l’État qui verse la prestation. La Cour est explicite en affirmant que « l’institution compétente d’un État membre pour octroyer une prestation familiale ne pourrait exiger que, en plus d’une période d’emploi ou d’activité accomplie dans un autre État […] une autre période d’assurance ait été accomplie sur son territoire ».
Cette solution garantit une parfaite égalité de traitement entre le travailleur sédentaire et le travailleur migrant, conformément à l’article 8, sous a), de l’accord. La simple circonstance d’avoir travaillé en Suisse plutôt qu’en Suède ne peut priver la requérante d’un droit dont elle aurait bénéficié si elle était restée dans son pays. En imposant une prise en compte intégrale de la carrière professionnelle effectuée dans l’autre État contractant, la Cour assure la portabilité des droits sociaux et confère son plein effet utile au principe de libre circulation des personnes.
II. La mise en œuvre pratique du droit par la reconstitution d’un revenu de référence
Une fois le principe de l’ouverture du droit acquis, la Cour devait résoudre la difficulté pratique du calcul du montant de la prestation. Pour ce faire, elle s’appuie sur les règles applicables aux prestations de maladie (A) avant de proposer une solution créatrice consistant à établir un revenu national fictif pour préserver l’effectivité du droit (B).
A. Le renvoi aux règles de calcul des prestations de maladie
La prestation familiale demandée en l’espèce présentait la particularité d’être calculée sur le modèle des indemnités journalières de maladie, son montant étant lié aux revenus professionnels antérieurs de l’assuré. La Cour en déduit logiquement que les règles de calcul doivent être cherchées dans les dispositions du règlement n° 1408/71 relatives à la branche « maladie et maternité ». Elle se réfère notamment à l’article 23 de ce règlement, qui prévoit que le calcul des prestations en espèces se fonde sur les gains constatés pendant les périodes accomplies sous la législation compétente.
Cependant, une application littérale de cet article conduisait à une impasse, puisque la seule législation sous laquelle des revenus avaient été perçus était la législation suisse. L’institution suédoise ne disposait donc d’aucune base de revenus nationaux pour effectuer son calcul. Cette situation mettait en lumière une lacune des textes, qui n’avaient pas explicitement prévu l’hypothèse où la totalité de la période de référence aurait été effectuée dans un autre État. La Cour devait donc dépasser cette difficulté pour ne pas rendre sa décision sur l’ouverture du droit purement théorique.
B. L’établissement d’un revenu national fictif pour assurer l’effectivité du droit
Face à ce vide juridique, la Cour élabore une solution pragmatique et protectrice des droits du travailleur migrant. Pour garantir l’effet utile du droit à la prestation et respecter le principe d’égalité de traitement, elle juge que les revenus de référence de la personne concernée doivent être reconstitués. Le calcul du montant de la prestation « doit être calculé en tenant compte des revenus d’une personne ayant une expérience et des qualifications comparables aux siennes et qui exerce une activité comparable sur le territoire de l’État membre dans lequel cette prestation est sollicitée ».
Cette méthode du travailleur comparable permet de créer une base de calcul hypothétique mais équitable, qui neutralise les effets négatifs de la mobilité professionnelle. En l’absence de revenus réels dans l’État de résidence, l’institution compétente doit déterminer un revenu fictif qui reflète ce que la personne aurait pu gagner si elle avait exercé la même activité dans cet État. Cette solution jurisprudentielle audacieuse démontre la volonté de la Cour de ne pas s’en tenir à une application mécanique des textes lorsque celle-ci aboutit à priver un citoyen de l’Union de ses droits. Elle témoigne d’une approche finaliste du droit de la coordination de la sécurité sociale, où la protection du travailleur migrant prime sur les difficultés administratives de mise en œuvre.