Par un arrêt du 15 février 2007, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée des obligations incombant à un État membre lors du transfert définitif d’un navire de pêche vers un État tiers. En l’espèce, deux navires battant pavillon d’un État membre ont été transférés en Argentine dans le cadre de la constitution d’une société mixte, bénéficiant d’une aide financière communautaire. Suite à ce transfert, les autorités nationales ont permis que la capacité de pêche ainsi libérée soit utilisée pour l’octroi de nouvelles licences à d’autres navires. La Commission, estimant cette pratique contraire au droit communautaire, a engagé une procédure en manquement. Après une phase précontentieuse infructueuse, durant laquelle l’État membre a contesté l’interprétation de la Commission, cette dernière a saisi la Cour de justice. La Commission soutenait que le transfert définitif des navires constituait une « mesure d’arrêt définitif » au sens de l’article 5 du règlement n° 3690/93, ce qui imposait non seulement le retrait des licences de pêche afférentes, mais également l’interdiction de réutiliser la capacité de pêche correspondante, afin de ne pas compromettre les objectifs de réduction de la flotte de pêche communautaire. L’État membre défendeur arguait pour sa part que le transfert relevait d’un accord de pêche spécifique, que ses dispositions nationales rendaient les licences caduques de plein droit, et que l’article 5 précité n’interdisait nullement la réaffectation de la capacité de pêche. Il s’agissait donc de déterminer si l’obligation de retirer la licence de pêche d’un navire faisant l’objet d’une mesure d’arrêt définitif, telle que prévue par le droit communautaire, impliquait également l’interdiction pour l’État membre de réutiliser la capacité de pêche ainsi libérée. À cette question, la Cour de justice a répondu par la négative, rejetant le recours de la Commission. Elle juge que si le transfert des navires constitue bien une mesure d’arrêt définitif imposant le retrait des licences, l’article 5 du règlement n° 3690/93, seule base juridique du recours, ne contient aucune interdiction expresse de réutiliser la capacité de pêche libérée.
La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation littérale des obligations de l’État membre (I), ce qui conduit à faire prévaloir le formalisme juridique sur les objectifs de la politique commune de la pêche (II).
I. La consécration d’une interprétation littérale des obligations de l’État membre
La Cour de justice adopte une approche textuelle pour définir d’abord la nature de l’opération de transfert (A), avant d’en déduire la portée strictement limitée de l’obligation de retrait qui en découle pour l’État membre (B).
A. L’extension par analogie de la notion de « mesure d’arrêt définitif »
Pour appliquer l’article 5 du règlement n° 3690/93, la Cour devait au préalable qualifier le transfert des navires en Argentine de « mesure d’arrêt définitif ». Constatant que ce règlement ne définit pas lui-même cette notion, elle se tourne vers un autre texte, le règlement n° 3699/93, qui, à son article 8, paragraphe 2, mentionne expressément « le transfert définitif vers un pays tiers » comme l’une des modalités possibles de l’arrêt définitif des activités de pêche. Bien que les deux règlements poursuivent des finalités distinctes, l’un fixant les règles des licences de pêche et l’autre les conditions des interventions structurelles, la Cour établit un lien fonctionnel entre eux. Elle relève que « rien ne permet de conclure que ladite définition est limitée exclusivement au règlement n° 3699/93 et qu’elle ne peut pas être utilisée dans le cadre d’autres instruments de droit dérivé relatifs au domaine de la politique de la pêche ». En utilisant la même expression en connaissance de cause, le législateur communautaire a permis cette lecture transversale. Par conséquent, le transfert des deux navires vers un État tiers, même dans le cadre d’un accord de pêche spécifique et de la création d’une société mixte, est bien une mesure d’arrêt définitif au sens de la réglementation sur les licences.
Cette qualification étant établie, la Cour examine ensuite la nature exacte de l’obligation qui pèse sur l’État membre en vertu de l’article 5 du règlement n° 3690/93.
B. La portée limitée de l’obligation de retrait de la licence de pêche
Le cœur du litige réside dans l’étendue des conséquences de cet arrêt définitif. La Commission plaidait pour une interprétation large, incluant l’interdiction de réutiliser la capacité de pêche. La Cour rejette cette vision en s’en tenant à une lecture stricte de la disposition visée. Elle constate que « le libellé de l’article 5 du règlement n° 3690/93 n’interdit pas, en tant que tel, d’utiliser la capacité de pêche libérée par le transfert de navires vers un État tiers pour délivrer de nouvelles licences ». Cet article se borne à imposer le retrait de la licence, obligation que l’État membre a respectée, la caducité de plein droit prévue par son droit national équivalant à un tel retrait. Le juge communautaire refuse ainsi de déduire une obligation implicite de l’objectif général de réduction de l’effort de pêche. L’absence de référence dans le règlement n° 3690/93 à une quelconque interdiction de réattribution de la capacité est déterminante. La Cour souligne que l’obligation de retrait est une fin en soi dans le cadre de ce texte, et non un moyen au service d’un objectif plus large qui ne serait pas explicitement mentionné.
Cette approche formaliste, si elle garantit la sécurité juridique, n’est pas sans conséquence sur l’efficacité des politiques communautaires et la conduite du contentieux en manquement.
II. La primauté du formalisme juridique sur les objectifs de la politique commune
La décision illustre la rigueur procédurale qui encadre le recours en manquement (A) et révèle une tension entre une interprétation textuelle et la poursuite des finalités matérielles du droit communautaire (B).
A. Le rappel de la rigueur procédurale du recours en manquement
L’arrêt met en lumière deux principes fondamentaux de la procédure en manquement. D’une part, la Cour rejette l’argument de la Commission selon lequel l’État membre aurait soulevé tardivement un moyen de défense. Elle rappelle que la phase précontentieuse vise à définir l’objet du litige, mais qu’« aucune règle de procédure ne fait obligation à l’État membre concerné de présenter, dès le stade de la procédure précontentieuse, tous les arguments de sa défense ». Une fois le manquement allégué clairement identifié, l’État membre jouit de la plénitude de ses droits de la défense devant la Cour. D’autre part, et de manière symétrique, la Cour se montre tout aussi stricte à l’égard de la Commission. Le recours de cette dernière étant exclusivement fondé sur la violation de l’article 5 du règlement n° 3690/93, le juge refuse d’examiner si la réutilisation de la capacité de pêche pouvait contrevenir à d’autres dispositions, notamment celles relatives aux objectifs des programmes d’orientation pluriannuels. Il est ainsi jugé que « la violation de telles dispositions ne constitue pas l’objet du manquement reproché ». La Cour se borne donc à statuer dans les limites précises du grief formulé dans la requête introductive d’instance.
Cette rigueur procédurale a pour corollaire de laisser sans réponse la question de la compatibilité de l’action de l’État membre avec l’esprit de la politique commune de la pêche.
B. La mise à l’écart de l’interprétation téléologique au détriment de l’efficacité de la politique de la pêche
En refusant de lire dans l’article 5 du règlement n° 3690/93 une interdiction de réutiliser la capacité de pêche, la Cour privilégie une interprétation littérale au détriment d’une approche téléologique. La Commission soutenait que permettre la réaffectation de la capacité vidait de sa substance l’objectif de réduction de la flotte communautaire, qui sous-tendait les mesures d’arrêt définitif. En effet, le transfert d’un navire vers un pays tiers, s’il est compensé par l’entrée en service d’une capacité équivalente, a un effet nul sur l’effort de pêche global de la flotte de l’État membre. La solution de la Cour, bien que juridiquement fondée sur le texte invoqué, semble donc aller à l’encontre de l’esprit de la politique commune de la pêche, qui visait à atteindre un équilibre durable entre les ressources halieutiques et leur exploitation. L’arrêt illustre ainsi une tension classique entre la sécurité juridique, qui commande de ne pas imposer aux États des obligations non écrites, et l’effet utile des politiques communautaires. En ne sanctionnant pas l’État membre, la Cour invite indirectement la Commission à fonder ses recours sur des bases juridiques plus précises et complètes, et le législateur à rédiger des textes ne laissant place à aucune ambiguïté quant à la portée des obligations qu’ils édictent.