Par un arrêt rendu le 9 juin 2022, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur les conditions de recevabilité du recours en annulation formé par une entreprise concurrente à l’encontre d’une décision de la Commission européenne en matière d’aides d’État. En l’espèce, une compagnie aérienne avait saisi la Commission de plusieurs plaintes dénonçant des aides prétendument octroyées par des entités publiques allemandes à l’exploitant d’un aéroport et à une compagnie aérienne concurrente à bas coûts. À l’issue d’une procédure formelle d’examen, la Commission a adopté une décision concluant, pour certaines mesures, à leur compatibilité avec le marché intérieur et, pour d’autres, à l’absence de qualification d’aide d’État. La compagnie aérienne plaignante a alors introduit un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne. Ce dernier a rejeté le recours comme irrecevable, au motif que la requérante ne disposait pas de la qualité pour agir, faute de démontrer être individuellement concernée par la décision litigieuse. Saisie d’un pourvoi, la Cour de justice était ainsi amenée à préciser les critères permettant à une entreprise de contester une décision en matière d’aides d’État dont elle n’est pas la destinataire. La Cour de justice a rejeté le pourvoi, confirmant l’irrecevabilité du recours initial en ce que la requérante n’avait pas suffisamment démontré une atteinte substantielle à sa position sur le marché.
L’arrêt commenté s’inscrit dans une jurisprudence bien établie concernant la qualité pour agir des concurrents dans le contentieux des aides d’État, tout en apportant des éclaircissements sur la charge de la preuve qui leur incombe. La Cour y réaffirme une conception stricte de la qualité pour agir du concurrent plaignant (I), avant de se livrer à une appréciation exigeante des éléments probatoires relatifs à l’atteinte substantielle à sa position concurrentielle (II).
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I. La réaffirmation d’une conception stricte de la qualité pour agir du concurrent plaignant
La Cour de justice rappelle que la recevabilité du recours d’un concurrent contre une décision de la Commission clôturant une procédure formelle d’examen est subordonnée à des conditions rigoureuses. Elle écarte ainsi toute qualité pour agir qui serait fondée sur la seule participation à la procédure administrative (A), pour maintenir l’exigence jurisprudentielle d’une atteinte substantielle à la position sur le marché (B).
A. L’exclusion de la qualité pour agir fondée sur la seule participation à la procédure formelle d’examen
Dans son pourvoi, la compagnie aérienne requérante soutenait que sa participation active à la procédure formelle d’examen ouverte par la Commission aurait dû suffire à lui conférer la qualité pour agir. La Cour de justice rejette fermement cette argumentation en opérant une distinction fondamentale selon que la décision de la Commission est adoptée avec ou sans ouverture de la procédure formelle d’examen de l’article 108, paragraphe 2, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Elle rappelle que la reconnaissance d’une qualité pour agir aux « parties intéressées » vise à sauvegarder leurs droits procéduraux lorsque la Commission décide de ne pas ouvrir la procédure formelle.
En revanche, lorsque cette procédure a bien été menée à son terme, la situation est différente. Comme le souligne la Cour, « si le requérant met en cause le bien-fondé d’une décision d’appréciation de l’aide prise […] à l’issue de la procédure formelle d’examen, le simple fait qu’il puisse être considéré comme “intéressé”, au sens du paragraphe 2 de cet article, ne saurait suffire pour admettre la recevabilité du recours ». Cette solution, constante, signifie que le respect des droits procéduraux du plaignant est présumé assuré par sa participation à l’enquête formelle. Dès lors, pour contester le fond de la décision finale, il ne peut plus se prévaloir de son seul statut de partie intéressée et doit démontrer que la décision l’affecte d’une manière plus spécifique. La Cour confirme ainsi que les garanties procédurales offertes par la procédure formelle d’examen ont pour corollaire un durcissement des conditions de recevabilité du recours ultérieur.
B. Le maintien de l’exigence d’une atteinte substantielle à la position sur le marché
Faute de pouvoir se prévaloir de ses seuls droits procéduraux, le concurrent doit démontrer qu’il dispose d’un statut particulier, ce qui est le cas « lorsque la position du requérant sur le marché concerné est substantiellement affectée par l’aide faisant l’objet de la décision en cause ». La Cour confirme que cette condition s’applique indifféremment, que la décision de la Commission qualifie la mesure d’aide compatible ou, comme en l’espèce pour certains volets, qu’elle exclue la qualification même d’aide d’État. En effet, la Cour précise que l’exigence d’une atteinte substantielle « trouve à s’appliquer tant lorsque la mesure en cause reçoit cette qualification que lorsqu’elle ne la reçoit pas ».
Cette approche pragmatique repose sur l’idée que l’impact concurrentiel d’une mesure étatique ne dépend pas de sa qualification juridique finale par la Commission, mais de ses effets concrets sur le marché. En refusant d’alléger la charge de la preuve pour la requérante au motif que la Commission avait conclu à l’absence d’aide pour plusieurs mesures, la Cour préserve la cohérence du critère de l’affectation substantielle. La logique est que seule une entreprise dont la position concurrentielle est sérieusement menacée par la mesure contestée, quelle que soit sa nature, possède un intérêt suffisamment individualisé pour justifier l’accès au prétoire. Cette confirmation ancre solidement le critère de l’atteinte substantielle comme le principal filtre de la recevabilité pour les concurrents après une procédure formelle, renforçant la stabilité des décisions de la Commission.
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II. L’appréciation probatoire exigeante de l’atteinte substantielle à la position concurrentielle
Après avoir rappelé le cadre juridique, la Cour examine l’application qui en a été faite par le Tribunal. Si elle censure une exigence excessive du Tribunal quant à la définition du marché pertinent (A), elle valide en définitive son appréciation, jugée souveraine, de l’insuffisance des preuves apportées par la requérante concernant le lien de causalité entre les mesures et le préjudice allégué (B).
A. La censure d’une exigence excessive quant à la définition du marché pertinent
La Cour de justice relève une erreur de droit commise par le Tribunal dans son appréciation des preuves. Le Tribunal avait reproché à la requérante de ne pas avoir suffisamment défini les marchés pertinents, faute d’informations sur leur taille, leur structure ou les parts de marché des concurrents. La Cour juge cette exigence trop élevée au stade de l’examen de la recevabilité. Elle estime en effet que le Tribunal, « en considérant que de tels éléments étaient nécessaires pour définir le ou les marchés à l’aune desquels la condition de l’atteinte substantielle à la position concurrentielle devait être appréciée, est allé au-delà des exigences résultant de la jurisprudence ».
Cette censure est notable car elle suggère que la démonstration d’une atteinte substantielle ne requiert pas une analyse économique aussi détaillée et définitive que celle qui serait menée lors de l’examen au fond du litige. Un requérant doit seulement indiquer « de façon pertinente les raisons pour lesquelles la décision de la Commission est susceptible de léser ses intérêts légitimes ». Exiger une délimitation quasi-scientifique du marché pertinent au seul stade de la recevabilité reviendrait à imposer une charge probatoire excessive, voire dissuasive. La Cour semble ainsi tracer une ligne entre les indications plausibles requises pour établir un intérêt à agir et les preuves complètes nécessaires pour emporter la conviction du juge sur le fond.
B. La confirmation de l’insuffisance des preuves relatives au lien de causalité
Malgré l’erreur de droit relevée, la Cour juge le moyen « inopérant » et rejette le pourvoi. Elle estime en effet que cette erreur n’entache pas la conclusion finale du Tribunal sur l’irrecevabilité, qui reposait sur un autre motif, demeuré intact. Le Tribunal avait constaté, dans le cadre de son appréciation souveraine des faits, que la requérante n’avait pas réussi à prouver l’impact concret des mesures litigieuses sur sa situation. La Cour relève que la requérante « n’avait pas établi une baisse importante de son chiffre d’affaires, des pertes financières non négligeables ou une diminution significative de ses parts de marché ».
Ce faisant, la Cour rappelle que la charge de la preuve de l’atteinte substantielle repose en définitive sur la démonstration d’un lien de causalité direct et significatif entre l’avantage accordé au concurrent et la dégradation de sa propre situation. Des allégations générales sur la croissance du bénéficiaire de l’aide ou sur des chevauchements de liaisons aériennes ne suffisent pas. La requérante doit fournir des éléments concrets et chiffrés. En validant l’appréciation factuelle du Tribunal sur ce point, la Cour de justice confirme le caractère très exigeant de la preuve à rapporter. Si la définition du marché peut faire l’objet d’une approche souple, la démonstration du préjudice et de sa cause demeure, elle, soumise à une obligation de rigueur qui constitue le véritable obstacle pour le concurrent souhaitant agir en annulation.