Cour de justice de l’Union européenne, le 15 juillet 2021, n°C-795/19

Par un arrêt rendu le 6 octobre 2025, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de l’interdiction des discriminations fondées sur le handicap dans le cadre de l’accès et du maintien dans l’emploi public. En l’espèce, un agent pénitentiaire employé depuis près de quinze ans au sein d’une prison estonienne a fait l’objet d’une mesure de licenciement. Cette décision administrative était motivée par la non-conformité de son acuité auditive aux seuils minimaux fixés par une réglementation nationale, une déficience dont il était pourtant atteint depuis l’enfance et qui n’avait pas fait obstacle à l’exercice de ses fonctions. Saisi d’un recours contre son licenciement, le tribunal administratif de Tartu a rejeté sa demande, jugeant justifiée l’exigence réglementaire. La cour d’appel de Tartu a, par un arrêt du 11 avril 2019, infirmé ce jugement, considérant la réglementation contraire aux principes constitutionnels d’égalité et de confiance légitime et écartant son application. Dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité, la Cour suprême d’Estonie, confrontée à l’articulation entre le droit national et le droit de l’Union, a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice à titre préjudiciel. Il s’agissait de déterminer si la directive 2000/78/CE s’opposait à une réglementation nationale qui institue une inaptitude absolue à l’exercice des fonctions d’agent pénitentiaire en cas de baisse de l’audition sous un seuil requis, sans autoriser le recours à des appareils de correction lors de l’évaluation de cette aptitude. À cette question, la Cour répond par l’affirmative, estimant qu’une telle réglementation est contraire aux dispositions de la directive, car elle instaure une impossibilité absolue de maintien en fonction « sans permettre de vérifier si cet agent est en mesure de remplir lesdites fonctions, le cas échéant après l’adoption d’aménagements raisonnables ».

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I. La censure d’une exigence professionnelle essentielle jugée disproportionnée

La Cour de justice admet qu’une capacité physique puisse constituer une exigence professionnelle essentielle, mais elle soumet la validité d’une telle mesure à un contrôle de proportionnalité strict, sanctionnant ici une réglementation jugée à la fois incohérente et excessive.

A. La qualification d’une discrimination directe fondée sur un objectif légitime

La Cour établit sans difficulté que la réglementation litigieuse instaure une différence de traitement directement fondée sur le handicap. En effet, la réglementation conduit à ce que les personnes ayant une acuité auditive inférieure aux seuils fixés « ne peuvent pas être recrutées ou maintenues en fonction », et sont de ce fait « traitées de manière moins favorable que d’autres personnes ne le sont ». Cette situation constitue une discrimination directe au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78.

Pour autant, cette discrimination n’est pas nécessairement illicite si elle peut être justifiée au regard de l’article 4, paragraphe 1, de la même directive. Ce texte permet une dérogation au principe de non-discrimination lorsqu’une caractéristique liée à un motif de discrimination « constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante ». La Cour reconnaît que le souci « d’assurer le caractère opérationnel et le bon fonctionnement » des services pénitentiaires constitue un objectif légitime. Elle admet ainsi que la possession de « capacités physiques particulières peut être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante », confirmant une jurisprudence établie pour des professions telles que celles d’agent de police ou de pompier. L’exigence d’une bonne audition, nécessaire pour « détecter et de réagir à des troubles se manifestant de manière sonore » ou pour communiquer, relève bien d’une telle exigence.

B. La caractérisation d’une mesure disproportionnée et incohérente

Bien que l’objectif soit légitime et l’exigence pertinente, la Cour examine si la mesure est proportionnée, c’est-à-dire si elle est appropriée pour atteindre les objectifs et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire. Or, la Cour relève une incohérence manifeste dans la réglementation nationale. Alors que le recours à des dispositifs de correction comme les lunettes ou les lentilles de contact est autorisé pour l’évaluation de l’acuité visuelle, il est interdit pour l’évaluation de l’acuité auditive. La Cour souligne pourtant que la perte ou la détérioration de lunettes est susceptible de « créer des risques comparables » à ceux liés à la perte d’un appareil auditif. Une telle différence de traitement entre deux déficiences sensorielles similaires entache la cohérence de la mesure.

De plus, le caractère nécessaire de la mesure est remis en cause par sa nature absolue et générale. La réglementation applique les mêmes seuils à tous les agents pénitentiaires, « indépendamment de l’établissement dans lequel ils sont affectés ou du poste qu’ils occupent ». Elle ne permet aucune « évaluation individuelle de la capacité de l’agent pénitentiaire à remplir les fonctions essentielles ». Elle ignore ainsi que certaines missions, comme la surveillance électronique, n’impliquent pas nécessairement un contact direct et potentiellement conflictuel avec les détenus. Ce caractère automatique et indifférencié conduit la Cour à considérer que la réglementation paraît avoir « imposé une exigence dépassant ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs poursuivis ».

II. La portée renforcée de l’obligation d’aménagement raisonnable

Au-delà de la simple sanction d’une mesure disproportionnée, l’arrêt réaffirme avec force l’obligation pour l’employeur de procéder à une évaluation individualisée de la situation de l’agent, en y intégrant la recherche active d’aménagements raisonnables.

A. L’impératif d’une appréciation concrète des capacités de l’agent

La Cour insiste sur le fait que l’aptitude d’une personne handicapée ne peut être évaluée de manière abstraite. En l’espèce, la réglementation « ne permettait pas à son employeur de procéder, avant son licenciement, à des vérifications pour savoir si des mesures appropriées » étaient possibles. Le fait que l’agent ait exercé ses fonctions « pendant plus de quatorze ans, à la satisfaction de ses supérieurs hiérarchiques », constitue un élément factuel déterminant. Cette longue expérience démontre sa capacité effective à remplir ses missions malgré sa déficience auditive, rendant d’autant plus déraisonnable l’application automatique d’une règle d’inaptitude.

L’arrêt consacre ainsi l’idée qu’une inaptitude ne peut être légalement constatée qu’à l’issue d’une analyse concrète de la situation. L’employeur ne peut se retrancher derrière une norme réglementaire générale pour se dispenser d’examiner si l’agent est, dans les faits, capable d’accomplir les tâches essentielles de son poste. Cette approche pragmatique s’oppose à une logique de présomption irréfragable d’incapacité, qui est au cœur du mécanisme discriminatoire.

B. La primauté de la recherche d’aménagements raisonnables

L’apport principal de la décision réside dans l’articulation qu’elle opère entre l’article 4, paragraphe 1, et l’article 5 de la directive 2000/78. Ce dernier article impose à l’employeur de prendre des « mesures appropriées » pour permettre à une personne handicapée d’exercer son emploi, sauf si cela représente une « charge disproportionnée ». La Cour rappelle que la notion d’« aménagements raisonnables » vise « l’élimination des diverses barrières qui entravent la pleine et effective participation des personnes handicapées à la vie professionnelle ».

En exigeant que l’employeur vérifie si l’agent peut remplir ses fonctions « le cas échéant après l’adoption d’aménagements raisonnables », la Cour fait de cette obligation un préalable à toute décision de licenciement pour inaptitude. La question n’est plus seulement de savoir si la personne est apte sans aide, mais si elle pourrait le devenir avec des aménagements. L’utilisation d’un appareil auditif, une affectation à un poste adapté ou une dispense de certaines tâches sont autant de pistes qui auraient dû être explorées. En se référant également à la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, l’arrêt ancre fermement l’obligation d’aménagement au cœur du droit de la non-discrimination, confirmant qu’un licenciement n’est justifié que si la personne reste incapable d’accomplir ses fonctions essentielles même après que la mise en œuvre de tels aménagements a été envisagée.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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