Cour de justice de l’Union européenne, le 15 juillet 2021, n°C-848/19

Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la portée juridique du principe de solidarité énergétique. En l’espèce, une autorité de régulation nationale avait notifié à la Commission son intention de modifier les conditions d’une dérogation aux règles d’accès des tiers pour un gazoduc stratégique. Cette modification permettait à une entreprise en position dominante d’utiliser une part plus importante de la capacité de l’infrastructure. La Commission, par une décision du 28 octobre 2016, avait approuvé cette révision sous certaines réserves. Un État membre, estimant que cette décision portait atteinte à sa sécurité d’approvisionnement, a saisi le Tribunal de l’Union européenne d’un recours en annulation. Le Tribunal a annulé la décision de la Commission au motif qu’elle méconnaissait le principe de solidarité énergétique consacré à l’article 194, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Un autre État membre, intervenu en première instance au soutien de la Commission, a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’interprétation et l’application de ce principe par le Tribunal. La question de droit posée à la Cour était donc de déterminer si le principe de solidarité énergétique constitue une simple déclaration politique ou une norme juridique contraignante dont la violation peut entraîner l’annulation d’un acte d’une institution de l’Union. La Cour de justice rejette le pourvoi et valide l’analyse du Tribunal, affirmant que ce principe produit des effets juridiques contraignants. Elle juge qu’il « sous-tend l’ensemble des objectifs de la politique de l’Union en matière d’énergie, en les regroupant et en leur donnant une cohérence ». La Cour confirme ainsi que la légalité des actes des institutions de l’Union dans ce domaine doit être appréciée à l’aune de ce principe.

La décision commentée consacre la force juridique du principe de solidarité énergétique (I), dont elle précise les obligations concrètes qui en découlent pour les institutions de l’Union (II).

I. La consécration de la justiciabilité du principe de solidarité énergétique

La Cour de justice confère au principe de solidarité énergétique une véritable portée normative en l’élevant au rang de critère de légalité (A), tout en rejetant une interprétation qui limiterait son application aux seules situations de crise (B).

A. L’affirmation du principe en tant que norme juridique contraignante

La Cour de justice rejette l’argumentation selon laquelle le principe de solidarité énergétique ne serait qu’une « notion abstraite, purement politique ». Elle établit fermement que ce principe, bien que formulé en des termes généraux, est une source de droit invocable en justice. La Cour ancre son raisonnement dans la structure même des traités, en relevant les multiples occurrences du principe de solidarité dans divers domaines de l’action de l’Union. Elle en déduit que l’esprit de solidarité mentionné à l’article 194, paragraphe 1, du traité FUE n’est pas une simple clause de style, mais « constitue une expression spécifique, dans le domaine de l’énergie, du principe de solidarité, qui constitue lui-même l’un des principes fondamentaux du droit de l’Union ». Cette analyse systémique permet de donner une consistance juridique à une notion qui aurait pu demeurer au stade de l’objectif politique.

En conséquence, la Cour conclut que les actes de droit dérivé doivent non seulement être interprétés à la lumière de ce principe, mais que leur validité peut être contrôlée à son aune. L’argument selon lequel le droit dérivé, en l’espèce l’article 36 de la directive 2009/73, suffirait à concrétiser et à épuiser la portée du principe est écarté. La Cour affirme que le droit primaire prime et que le principe de solidarité énergétique « peut être invoqué en matière de politique de l’Union dans le domaine de l’énergie dans le cadre de l’établissement ou du fonctionnement du marché intérieur du gaz naturel ». La décision établit ainsi que la Commission, en tant qu’organe exécutif, est directement liée par ce principe fondamental, au même titre que le législateur de l’Union.

B. Le rejet d’une application limitée du principe

La Cour réfute également la thèse d’un champ d’application restreint du principe de solidarité énergétique. L’État membre requérant soutenait que ce principe ne devait jouer qu’en tant que « mécanisme d’urgence » dans des situations de crise ou de catastrophe. La Cour s’oppose à cette vision restrictive en se fondant sur le libellé de l’article 194 du traité FUE. Elle juge que cette disposition ne contient aucune indication limitant le principe de solidarité aux seules situations exceptionnelles. Au contraire, il doit guider toute l’action de l’Union dans le domaine de l’énergie. La Cour souligne que la finalité du principe est autant préventive que curative.

L’analyse de la Cour met en lumière la nécessité d’une approche proactive de la solidarité. Elle affirme que le principe implique « non seulement de faire face à des situations d’urgence, lorsqu’elles se produisent, mais également d’adopter des mesures visant à prévenir les situations de crise ». Cette interprétation extensive est fondamentale, car elle impose aux institutions de l’Union une vigilance constante quant aux impacts de leurs décisions sur les intérêts énergétiques de l’ensemble des États membres. Le principe de solidarité ne se résume pas à un devoir d’assistance ponctuel mais irrigue de manière permanente l’exercice des compétences de l’Union en matière d’énergie, transformant un objectif politique en une contrainte juridique continue.

II. Les implications concrètes du principe pour les institutions de l’Union

La reconnaissance de la force contraignante du principe de solidarité énergétique emporte des conséquences procédurales et substantielles pour l’action de la Commission, qui se voit imposer une obligation d’examen approfondi des intérêts en présence (A) et une appréciation allant au-delà de la seule sécurité d’approvisionnement (B).

A. L’obligation d’examiner et de mettre en balance les intérêts des États membres

La Cour précise le contenu de l’obligation qui pèse sur les institutions en vertu du principe de solidarité. Elle ne se contente pas d’une affirmation de principe mais en tire une conséquence procédurale claire pour la Commission. Cette dernière doit procéder activement à une évaluation des conséquences de ses décisions sur les intérêts de tous les États membres potentiellement concernés. La Cour juge que la Commission ne peut se retrancher derrière l’absence de communication spontanée d’informations de la part d’un État membre pour justifier une analyse insuffisante. Au contraire, le principe de solidarité, lu conjointement avec le principe de coopération loyale, lui impose de vérifier d’elle-même l’existence de risques.

Cette obligation d’examen doit être suivie d’une mise en balance des différents intérêts en jeu. La Cour rappelle que le principe « requiert que les institutions de l’Union, y compris la Commission, procèdent à une mise en balance des intérêts en jeu à la lumière de ce principe, en tenant compte des intérêts tant des États membres que de l’ensemble de l’Union ». L’application du principe n’implique pas un droit de veto pour un État membre dont les intérêts seraient affectés négativement. Cependant, elle contraint la Commission à ne pas ignorer ces impacts et à les intégrer dans un arbitrage motivé entre les avantages attendus pour le marché intérieur dans son ensemble et les préjudices potentiels pour un ou plusieurs États.

B. Une appréciation au-delà de la seule sécurité d’approvisionnement

Enfin, la Cour clarifie la portée matérielle de l’examen que la Commission doit mener. Elle écarte une vision réductrice qui assimilerait le principe de solidarité énergétique à la seule question de la sécurité d’approvisionnement. Bien que cet objectif soit central, il ne saurait résumer à lui seul l’ensemble des exigences découlant de l’article 194 du traité FUE. La Cour souligne que le principe de solidarité énergétique « ne saurait, en outre, être assimilé ou se limiter à l’exigence d’assurer la sécurité d’approvisionnement, visée à l’article 36, paragraphe 1, de la directive 2009/73, qui n’est que l’une des manifestations du principe de solidarité énergétique ».

En confirmant l’analyse du Tribunal, la Cour reproche à la Commission de ne pas avoir examiné les conséquences à moyen terme du transfert de volumes de gaz sur d’autres voies de transit. Le contrôle juridictionnel porte ainsi non seulement sur l’existence d’un examen, mais aussi sur son étendue. La Commission était tenue d’évaluer les effets de la décision « notamment pour la politique en matière d’énergie de la République de Pologne ». Le principe de solidarité énergétique impose donc une analyse multidimensionnelle, qui doit prendre en compte l’ensemble des objectifs de la politique de l’Union en matière d’énergie, tels qu’ils sont définis à l’article 194 du traité FUE, et leurs interactions complexes.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture