Cour de justice de l’Union européenne, le 15 mai 2008, n°C-147/06

Par un arrêt, la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en sa quatrième chambre, se prononce sur la compatibilité d’une réglementation nationale en matière de marchés publics avec les principes fondamentaux du traité. En l’espèce, une législation nationale imposait aux pouvoirs adjudicateurs, pour les marchés de travaux d’un montant inférieur aux seuils fixés par le droit communautaire, de procéder à l’exclusion automatique des offres jugées anormalement basses selon un critère mathématique. Cette procédure d’exclusion était déclenchée dès lors que le nombre d’offres valides déposées excédait cinq, privant ainsi l’entité publique de toute faculté d’examiner la substance et la viabilité de ces offres. Saisie d’une question préjudicielle par une juridiction nationale, la Cour était amenée à déterminer si un tel mécanisme, appliqué à des marchés présentant un intérêt transfrontalier certain, était conforme aux libertés fondamentales garanties par le traité. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si les règles du traité relatives à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services, ainsi que le principe de non-discrimination, s’opposent à une réglementation nationale qui impose l’exclusion automatique des offres anormalement basses sans permettre une vérification contradictoire de leur contenu, pour des marchés qui, bien que d’une valeur inférieure au seuil communautaire, revêtent un intérêt transfrontalier certain. La Cour répond par l’affirmative, estimant qu’une telle réglementation constitue une restriction aux libertés fondamentales. Elle juge que l’exclusion automatique empêche les opérateurs économiques des autres États membres de concurrencer efficacement les entreprises locales. Toutefois, la Cour nuance sa position en admettant qu’une telle exclusion pourrait être acceptable dans des circonstances exceptionnelles, notamment face à un nombre d’offres si élevé qu’il paralyserait les capacités administratives du pouvoir adjudicateur.

Il convient donc d’analyser la manière dont la Cour réaffirme la primauté des libertés fondamentales face aux réglementations nationales restrictives (I), avant d’examiner les tempéraments pragmatiques qu’elle apporte à cette affirmation en tenant compte des contraintes matérielles des pouvoirs adjudicateurs (II).

I. La réaffirmation de la primauté des libertés fondamentales pour les marchés à intérêt transfrontalier

La Cour censure la législation nationale en ce qu’elle instaure une exclusion automatique des offres anormalement basses, privant le pouvoir adjudicateur de sa faculté d’appréciation (A) et réaffirmant ainsi son rôle central dans la garantie d’une concurrence effective (B).

A. La censure d’une exclusion automatique contraire aux libertés de circulation

La Cour de justice constate que le mécanisme d’exclusion automatique des offres anormalement basses, bien que visant des marchés dont la valeur est inférieure au seuil de la directive, affecte directement le jeu de la concurrence au sein du marché intérieur. En effet, un tel dispositif est susceptible de « priver les opérateurs économiques des autres États membres de la possibilité de livrer une concurrence plus efficace aux opérateurs implantés dans l’État membre considéré ». Ce faisant, la réglementation nationale entrave l’accès des entreprises étrangères aux marchés publics locaux, ce qui constitue une restriction à la fois à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services. La Cour rappelle que les pouvoirs adjudicateurs, en appliquant aveuglément un critère mathématique, se trouvent dans l’incapacité de respecter les règles fondamentales du traité et le principe de non-discrimination. Cette exclusion pénalise les soumissionnaires qui, grâce à une organisation ou des procédés techniques innovants, sont en mesure de proposer des prix compétitifs et réalistes.

B. L’affirmation du rôle essentiel d’appréciation du pouvoir adjudicateur

En invalidant le système d’exclusion automatique, la Cour souligne l’importance de la phase de vérification contradictoire des offres. Elle rappelle que le pouvoir adjudicateur doit être en mesure d’évaluer la solidité et la fiabilité de chaque offre, même si celle-ci paraît anormalement basse à première vue. Retirer cette faculté d’appréciation va à l’encontre de l’intérêt même du pouvoir adjudicateur, qui se voit privé de la possibilité d’attribuer le marché à l’offre économiquement la plus avantageuse. C’est au pouvoir adjudicateur qu’il appartient d’apprécier, en amont, si un marché, malgré sa faible valeur, présente un « intérêt transfrontalier certain ». La Cour précise que cette appréciation, qui doit se fonder sur des critères objectifs tels que le montant du marché combiné à sa localisation géographique, demeure soumise au contrôle du juge. Cette approche restitue au pouvoir adjudicateur sa pleine compétence et sa responsabilité dans la mise en œuvre des principes de transparence et de concurrence.

La Cour, tout en posant fermement le principe de l’interdiction de l’exclusion automatique, module cependant sa solution en introduisant une dérogation encadrée, révélant une approche pragmatique qui n’est pas exempte d’incertitudes quant à son application pratique.

II. La portée nuancée de la solution : entre pragmatisme et incertitude juridique

La Cour admet la possibilité d’une dérogation à ce principe pour des motifs de capacité administrative (A), mais laisse subsister une marge d’incertitude quant à la définition des critères justifiant une telle exception (B).

A. L’admission d’une dérogation fondée sur des contraintes administratives excessives

Consciente des difficultés pratiques que peuvent rencontrer les pouvoirs adjudicateurs, la Cour ménage une exception notable au principe de prohibition de l’exclusion automatique. Elle admet qu’une telle règle pourrait s’avérer acceptable « lorsque le recours à cette règle est justifié par le nombre excessivement élevé des offres ». Cette situation exceptionnelle est caractérisée par une charge administrative telle que la vérification contradictoire de chaque offre dépasserait la capacité du service ou mettrait en péril la réalisation du projet en raison des délais engendrés. Dans de telles circonstances, la fixation d’un « seuil raisonnable » au-delà duquel l’exclusion automatique deviendrait applicable serait tolérée. Cependant, la Cour prend soin de préciser que le seuil de cinq offres, tel que fixé par la loi nationale en cause, ne saurait être considéré comme raisonnable, le jugeant manifestement trop bas pour justifier une mesure aussi radicale.

B. Les incertitudes liées à la définition des critères d’exception

Si l’arrêt fournit une solution de principe claire, sa portée pratique est atténuée par l’imprécision des notions qu’il introduit. La définition de l’« intérêt transfrontalier certain » repose sur des indices factuels, tels que « le montant d’une certaine importance du marché en cause, en combinaison avec le lieu d’exécution des travaux », ou la localisation dans des agglomérations transfrontalières. Cette approche casuistique confère une responsabilité importante au pouvoir adjudicateur et, en dernier ressort, au juge national, mais elle génère une insécurité juridique pour les opérateurs économiques. De même, la notion de « seuil raisonnable » pour l’application de l’exclusion automatique n’est pas définie, laissant aux autorités nationales ou locales, voire aux pouvoirs adjudicateurs eux-mêmes, le soin de le déterminer. Cette flexibilité, si elle se veut pragmatique, risque de conduire à des pratiques divergentes au sein de l’Union et de recréer des barrières que la décision visait précisément à démanteler.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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