Cour de justice de l’Union européenne, le 15 mai 2025, n°C-487/24

Par un arrêt en date du 6 octobre 2025, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur les conditions de recevabilité d’un recours en annulation formé par des particuliers contre un acte législatif de l’Union. Cette décision offre une illustration précise de l’interprétation stricte des critères d’accès au juge de l’Union pour contester des normes de portée générale.

En l’espèce, plusieurs entreprises spécialisées dans la production et la distribution de carburants synthétiques, ainsi qu’un investisseur particulier, ont été confrontés à l’adoption d’un règlement européen visant à renforcer les normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les véhicules neufs. Ce texte instaure un objectif de réduction de cent pour cent des émissions pour les voitures et véhicules utilitaires légers neufs à l’horizon 2035, ce qui a pour effet de limiter drastiquement le marché futur pour les véhicules à moteur à combustion interne, y compris ceux susceptibles d’utiliser les carburants développés par les requérants. Ces derniers ont alors saisi le Tribunal de l’Union européenne d’une demande en annulation de la disposition pertinente du règlement. En réponse, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont soulevé une exception d’irrecevabilité, arguant que les requérants n’étaient pas individuellement concernés par l’acte attaqué. Par une ordonnance du 2 mai 2024, le Tribunal a accueilli cette exception et rejeté le recours comme irrecevable. C’est contre cette ordonnance que les requérants ont formé un pourvoi devant la Cour de justice.

Le problème de droit soumis à la Cour était donc de déterminer si des opérateurs économiques, dont le modèle d’affaires est directement menacé par un acte législatif de portée générale, peuvent être considérés comme « individuellement concernés » au sens de l’article 263, quatrième alinéa, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, en raison de l’impact économique particulier qu’ils subissent. Il s’agissait également de savoir si le droit à une protection juridictionnelle effective, garanti par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, pouvait justifier un assouplissement de cette condition de recevabilité.

La Cour de justice rejette le pourvoi et confirme l’ordonnance du Tribunal. Elle juge que le fait pour des opérateurs d’être affectés économiquement, même de manière substantielle, par une mesure législative ne suffit pas à les individualiser si cette affectation découle d’une activité commerciale qui peut, à tout moment, être exercée par n’importe quel autre acteur économique. La Cour écarte également l’argument fondé sur le droit à un recours effectif, en réaffirmant que les conditions de recevabilité prévues par le traité ne sauraient être modifiées par une interprétation de la Charte. La Cour confirme ainsi une conception restrictive de la recevabilité du recours en annulation pour les particuliers (I), tout en fermant la porte à un assouplissement au nom du droit à une protection juridictionnelle effective (II).

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**I. La confirmation d’une interprétation restrictive de la condition d’affectation individuelle**

La Cour de justice maintient une application rigoureuse de la condition d’affectation individuelle, refusant de considérer que l’impact économique subi par les requérants suffit à les distinguer (A) et marquant une nette différence avec les cas où un cercle restreint d’opérateurs a pu être identifié (B).

**A. Le rejet de l’impact économique comme critère suffisant d’individualisation**

La Cour rappelle la formule de principe selon laquelle « une personne physique ou morale n’est individuellement concernée par un acte dont elle n’est pas destinataire que si ledit acte l’atteint en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui la caractérise par rapport à toute autre personne et de ce fait l’individualise d’une manière analogue à celle d’un destinataire ». En l’espèce, les requérants arguaient que l’ampleur de leurs investissements et le fait que le règlement litigieux rendait leur modèle économique obsolète constituaient une telle situation de fait.

Cependant, la Cour écarte cette argumentation en constatant que les requérants sont touchés par le règlement en leur qualité d’acteurs économiques dans le secteur des carburants, une activité ouverte à tout opérateur. Le fait que leurs choix stratégiques et leurs investissements soient rendus caducs par une nouvelle législation ne les place pas dans une situation juridique distincte de celle de tout autre acteur potentiel ou existant sur ce marché. La Cour estime que la situation des requérants est affectée « de manière comparable à d’autres acteurs économiques dont l’activité présente un lien avec le marché automobile », ce qui exclut toute individualisation. Cette approche confirme qu’un préjudice économique, aussi important soit-il, ne suffit pas à transformer un acte de portée générale en une décision déguisée à l’égard de certains opérateurs.

**B. La distinction opérée avec la jurisprudence antérieure sur les cercles restreints d’opérateurs**

Les requérants tentaient de se prévaloir de jurisprudences antérieures, notamment l’arrêt *Extramet Industrie contre Conseil* du 16 mai 1991, dans lesquelles la Cour avait admis la recevabilité du recours d’une entreprise en raison de sa position particulière sur le marché. La Cour prend soin de distinguer la présente affaire de ces précédents. Elle souligne que dans l’affaire *Extramet*, la situation de l’entreprise requérante était caractérisée par un ensemble de circonstances exceptionnelles, notamment le nombre très limité de producteurs et ses difficultés d’approvisionnement.

Dans le cas présent, la Cour juge qu’une telle situation n’est pas établie. Les requérants ne font pas partie d’un « cercle fermé » ou restreint d’opérateurs identifiés ou identifiables au moment de l’adoption de l’acte. Ils sont simplement des entreprises opérant sur un marché affecté par une transition réglementaire d’envergure. La Cour énonce clairement que « les requérants sont affectés par l’article 1er, point 1, du règlement […] en raison d’activités commerciales qui, à n’importe quel moment, peuvent être exercées par n’importe quel sujet, et qui ne sont donc pas de nature à les caractériser par rapport à ce règlement d’une façon analogue à celle d’un destinataire ». Ce faisant, elle refuse d’élargir la notion de cercle restreint à une catégorie d’acteurs économiques définis uniquement par leur secteur d’activité, même si celui-ci est condamné à disparaître par l’effet de la norme contestée.

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**II. Le refus d’adapter les conditions de recevabilité au nom du droit à un recours effectif**

Face à l’irrecevabilité de leur recours direct, les requérants invoquaient le droit à une protection juridictionnelle effective. La Cour oppose une fin de non-recevoir à cet argument, en affirmant la primauté du système de contrôle juridictionnel des traités (A), ce qui confirme l’existence de situations sans voie de recours direct contre un acte législatif de l’Union (B).

**A. La primauté du système de contrôle juridictionnel des traités sur la Charte**

Les requérants soutenaient que l’absence de mesures d’exécution nationales futures les priverait de toute possibilité de contester, même par la voie préjudicielle, la légalité du règlement. Le rejet de leur recours direct les laisserait donc sans juge, en violation de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. La Cour rejette cette thèse en se fondant sur une jurisprudence constante. Elle rappelle que la Charte ne saurait être interprétée d’une manière qui modifierait le système de contrôle juridictionnel dessiné par les traités.

La Cour cite sa propre jurisprudence pour affirmer que l’article 47 de la Charte « n’a pas pour objet de modifier le système de contrôle juridictionnel prévu par les traités et, notamment, les règles relatives à la recevabilité des recours formés directement devant la juridiction de l’Union ». En d’autres termes, le droit à un recours effectif ne permet pas au juge de s’écarter des conditions de recevabilité expressément prévues à l’article 263, quatrième alinéa, du traité. Cette position réaffirme une hiérarchie stricte où les dispositions de la Charte, bien que de même valeur juridique que les traités, ne peuvent servir à réviser le contenu de ces derniers. Le droit à une protection juridictionnelle effective s’exerce dans le cadre et selon les modalités prévues par les traités.

**B. L’acceptation d’une absence de voie de recours directe contre les actes législatifs**

En conséquence, la Cour admet implicitement qu’un particulier peut se trouver dans une situation où il ne dispose d’aucune voie de recours direct pour contester un acte législatif qui affecte pourtant directement et substantiellement sa situation, sans pour autant qu’il soit individuellement concerné. La modification du traité de Lisbonne, qui a introduit une voie de recours plus souple contre les « actes réglementaires » ne s’accompagnant pas de mesures d’exécution, ne s’applique pas aux « actes législatifs » comme le règlement en cause.

La Cour conclut que « la protection conférée par l’article 47 de la Charte n’exige pas qu’un justiciable puisse, de manière inconditionnelle, intenter un recours en annulation, directement devant la juridiction de l’Union, contre un acte législatif ». Cette solution, bien que rigoureuse, est cohérente avec la nature du système juridictionnel de l’Union. Le contrôle de la légalité des actes législatifs est principalement assuré par les États membres et les institutions de l’Union, les particuliers ne disposant que d’un accès limité et conditionné. La décision commentée confirme que la voie de la contestation directe reste fermée pour les opérateurs économiques qui, bien que victimes collatérales de choix politiques et réglementaires, ne parviennent pas à démontrer une affectation qui les singularise de manière analogue à un destinataire.

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Hassan KOHEN
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