Cour de justice de l’Union européenne, le 15 mai 2025, n°C-623/23

La Cour de justice de l’Union européenne, saisie sur renvoi préjudiciel par des juridictions espagnoles, s’est prononcée sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une réglementation nationale instaurant un complément de pension destiné à réduire l’écart entre les pensions des hommes et des femmes. En l’espèce, un père de famille s’est vu refuser ce complément par l’organisme de sécurité sociale au motif qu’il ne remplissait pas les conditions spécifiques imposées aux hommes, notamment une interruption significative de sa carrière. Ce complément était en revanche accordé de manière automatique aux femmes ayant eu des enfants. Parallèlement, la mère de ses enfants, disposant d’une pension de retraite supérieure, avait obtenu ledit complément. Le père a contesté ce refus, arguant d’une discrimination fondée sur le sexe, contraire à la directive 79/7/CEE relative à l’égalité de traitement en matière de sécurité sociale. Les juridictions nationales ont alors interrogé la Cour sur le caractère discriminatoire de cette législation et sur les conséquences d’un éventuel constat de non-conformité, notamment quant au maintien du complément pour la mère. Le problème de droit soulevé portait donc sur le point de savoir si le fait de subordonner l’octroi d’un complément de pension à des conditions supplémentaires pour les pères par rapport aux mères constituait une discrimination interdite par le droit de l’Union. La Cour a jugé que cette différence de traitement instaure bien une discrimination directe fondée sur le sexe. Elle a précisé que le juge national doit alors écarter la disposition discriminatoire et appliquer aux pères le même régime favorable que celui des mères, même si cela doit conduire, en application des règles nationales, à réévaluer l’attribution du complément entre les deux parents. La solution de la Cour réaffirme une conception stricte du principe d’égalité de traitement, tout en délimitant les contours de l’office du juge national dans la réparation de ses effets.

I. La confirmation d’une discrimination directe fondée sur le sexe

La Cour analyse la législation espagnole au regard de la directive 79/7/CEE pour conclure à l’existence d’une discrimination directe (A), tout en écartant les justifications avancées par l’État membre, notamment celles relatives aux mesures d’action positive (B).

A. La persistance d’un traitement inégal fondé sur le sexe

La Cour de justice constate que la réglementation nationale, bien que réformée et poursuivant un objectif affiché de réduction des inégalités de pension, maintient un traitement moins favorable pour les hommes. En effet, pour un même fait générateur, la parentalité, les conditions d’accès au complément de pension diffèrent radicalement selon le sexe du demandeur. Alors que les femmes en bénéficient automatiquement, les hommes doivent prouver un préjudice subi dans leur carrière professionnelle. La Cour considère que cette distinction ne repose pas sur une différence de situation objective. Elle juge que, au regard de l’objectif de compenser les désavantages de carrière liés à l’éducation des enfants, les situations des pères et des mères sont comparables. La Cour estime ainsi qu’« il ne saurait être exclu que les travailleurs féminins et masculins ayant assumé l’éducation de leurs enfants se trouvent dans une situation comparable, dans la mesure où les uns et les autres peuvent subir, en raison de leur implication dans l’éducation de leurs enfants, les mêmes désavantages de carrière ». Cette analyse confirme que le seul critère du sexe ne peut suffire à présumer qu’un seul des parents a subi un préjudice professionnel. En imposant des conditions supplémentaires aux hommes, la loi instaure une discrimination directe que la Cour censure.

B. L’inopérance des justifications tirées des actions positives

Face à la discrimination constatée, la Cour examine si celle-ci pourrait être justifiée au titre des dérogations admises par le droit de l’Union. Elle écarte d’emblée la protection de la femme en raison de la maternité, le complément n’étant pas lié à un congé de maternité ou aux suites de l’accouchement. De même, la dérogation relative aux avantages accordés pour l’éducation des enfants est jugée inapplicable, car le droit n’est pas subordonné, pour les femmes, à une interruption de carrière effective. L’argument principal, fondé sur la possibilité de maintenir des mesures d’action positive en faveur du sexe sous-représenté, est également rejeté. La Cour rappelle que de telles mesures doivent viser à « assurer concrètement une pleine égalité entre les hommes et les femmes dans la vie professionnelle ». Or, elle observe que le complément de pension espagnol « se borne à accorder aux femmes un complément de pension au moment de l’octroi d’une pension, sans remédier aux problèmes qu’elles peuvent rencontrer durant leur carrière professionnelle ». Le mécanisme n’aide pas les femmes à prévenir ou compenser les désavantages au cours de leur vie active, mais intervient a posteriori. Par conséquent, il ne peut être qualifié de mesure d’action positive justifiant une dérogation au principe fondamental de l’égalité de traitement.

II. Les effets pragmatiques de la sanction de la discrimination

Une fois la discrimination établie et non justifiée, la Cour se prononce sur les modalités de sa réparation, imposant au juge national de rétablir l’égalité (A), tout en précisant les conséquences possibles de cette réparation sur les droits acquis par des tiers (B).

A. Le rétablissement de l’égalité par l’extension du régime favorable

La Cour applique sa jurisprudence constante en matière de discrimination : le juge national, confronté à une norme contraire au droit de l’Union, doit l’écarter et appliquer aux membres du groupe défavorisé le régime dont bénéficie le groupe privilégié. En l’espèce, cela signifie que le juge doit accorder le complément de pension au père qui en fait la demande dans les mêmes conditions que celles applicables aux mères, c’est-à-dire sans exiger la preuve d’une interruption de carrière. Cette solution assure l’effet utile du principe d’égalité de traitement et garantit une protection juridictionnelle effective. La Cour rappelle qu’il « appartient au juge national d’écarter toute disposition nationale discriminatoire, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle‑ci par le législateur ». Cette obligation de primauté et d’application directe du droit de l’Union confère au juge national un rôle central dans la correction des inégalités. Le rétablissement de l’égalité se fait donc par le haut, en alignant les droits des pères sur ceux, plus favorables, des mères.

B. La remise en cause potentielle du droit de l’autre parent

La seconde question posée à la Cour portait sur une difficulté née du droit national, qui prévoit que le complément ne peut être versé qu’à un seul des deux parents, en l’occurrence celui percevant la pension la plus faible. La Cour répond que la directive 79/7/CEE ne s’oppose pas à ce que l’octroi du complément au père entraîne la suppression de celui accordé à la mère, si l’application non discriminatoire de la règle nationale conduit à ce résultat. Autrement dit, si le père, après application du régime favorable, s’avère être le parent avec la pension la plus faible, la règle du non-cumul peut légitimement conduire à lui attribuer le complément au détriment de la mère. La Cour énonce que la directive « ne s’oppose pas à ce que […] un tel octroi entraîne la suppression du complément de pension déjà accordé à la mère ». Cette solution montre les limites de l’intervention du droit de l’Union, qui impose l’égalité de traitement dans l’application des règles nationales, mais ne dicte pas le contenu de ces règles, pourvu qu’elles soient appliquées de manière non discriminatoire. La portée de l’arrêt est ici significative : tout en réparant une discrimination, il renvoie au juge national la responsabilité d’en tirer toutes les conséquences, y compris celles pouvant affecter les droits d’un tiers, et crée une incertitude pour les bénéficiaires actuels du complément.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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