Par un arrêt rendu le 3 avril 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé la portée de l’obligation de surveillance du marché des produits du tabac qui incombe aux États membres. En l’espèce, le gérant d’une société de commerce de gros de tabac s’est vu infliger une sanction administrative pour avoir livré à un détaillant des cigarettes dont le conditionnement comportait des mentions non conformes à la législation, celles-ci étant jugées suggestives. L’autorité administrative considérait cette livraison comme une « mise sur le marché » illicite.
Saisi d’un recours, le tribunal administratif régional de Haute-Autriche a annulé la sanction par un jugement du 1er septembre 2022. Cette juridiction a estimé que la notion de « mise sur le marché », telle que définie par la directive 2014/40/UE, devait être interprétée de manière restrictive comme la mise à disposition de produits aux seuls consommateurs. Par conséquent, la livraison par un grossiste à un détaillant, qui est une entreprise et non un consommateur, ne pouvait relever de cette qualification. L’autorité administrative a alors formé un recours contre ce jugement devant le Verwaltungsgerichtshof, la Cour administrative autrichienne. Face à cette difficulté d’interprétation, cette dernière a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait à déterminer si l’interdiction de commercialiser un produit du tabac non conforme s’applique dès le stade de la fourniture par un grossiste à un détaillant, ou seulement lors de la mise à disposition du produit au consommateur final. En d’autres termes, la Cour était invitée à définir le périmètre temporel et matériel de l’obligation de contrôle pesant sur les États membres.
À cette question, la Cour de justice répond que l’obligation pour les États membres de veiller à ce que les produits du tabac non conformes ne soient pas mis sur le marché n’est pas limitée au seul stade de leur fourniture par un détaillant au consommateur. Elle juge que cette obligation de surveillance s’étend aux étapes antérieures de la chaîne de distribution.
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**I. La clarification de la notion de « mise sur le marché »**
Pour parvenir à sa solution, la Cour de justice opère une interprétation extensive de la notion de « mise sur le marché », dépassant une lecture purement littérale de la directive (A) au profit d’une analyse fondée sur le contexte et les finalités du texte (B).
**A. L’insuffisance d’une interprétation littérale**
La Cour reconnaît d’emblée que la définition textuelle de la « mise sur le marché » prévue à l’article 2, point 40, de la directive 2014/40, qui vise « le fait de mettre des produits […] à la disposition des consommateurs », ne permet pas de trancher clairement la question. Cette formulation pourrait en effet suggérer que seule l’interaction finale avec le consommateur est concernée. La Cour écarte cependant une telle lecture restrictive, rappelant qu’une interprétation se fondant sur le sens usuel des termes ne suffit pas lorsque le contexte impose une analyse plus large.
De même, la juridiction de renvoi soulevait une divergence entre les versions linguistiques de la directive, la version allemande pouvant laisser place à une interprétation plus large. La Cour balaie cet argument en réaffirmant sa jurisprudence constante selon laquelle « la formulation utilisée dans l’une des versions linguistiques d’une disposition du droit de l’Union ne saurait servir de base unique à l’interprétation de cette disposition ». Une approche harmonisée, indépendante des particularités linguistiques, est donc nécessaire pour assurer une application uniforme du droit de l’Union sur l’ensemble de son territoire.
**B. La prééminence d’une interprétation systématique et téléologique**
La Cour fonde son raisonnement sur une double analyse contextuelle et finaliste. D’une part, elle procède à une interprétation systématique en replaçant l’article 23, paragraphe 2, dans son environnement normatif. Elle note que cette disposition a une portée transversale et que le régime de sanctions prévu par la directive doit s’appliquer à toutes les violations, quel que soit le stade de la chaîne d’approvisionnement. Limiter le contrôle au seul détaillant serait incohérent et nuirait à l’effectivité de la surveillance. De plus, la Cour met en perspective la directive avec le règlement 2019/1020 sur la surveillance du marché, qui s’applique aux produits du tabac et définit la « mise sur le marché » comme la « première mise à disposition d’un produit sur le marché de l’Union », visant ainsi l’ensemble des opérateurs économiques.
D’autre part, l’interprétation téléologique conforte cette solution. La directive 2014/40 poursuit un double objectif de bon fonctionnement du marché intérieur et de protection de la santé humaine. La Cour souligne que limiter le contrôle au stade final de la vente au détail créerait un « risque non négligeable que des produits non conformes […] puissent être mis à leur disposition ». Pour garantir un niveau de protection élevé, la surveillance doit donc s’exercer de manière préventive tout au long de la chaîne d’approvisionnement, afin d’intercepter les produits illicites avant même qu’ils n’atteignent les points de vente accessibles aux consommateurs.
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**II. La consécration d’un contrôle étendu de la chaîne d’approvisionnement du tabac**
La solution retenue par la Cour de justice renforce de manière significative l’effectivité de la surveillance du marché (A), ce qui se traduit par une garantie accrue de la protection de la santé des consommateurs (B).
**A. L’effectivité renforcée de la surveillance du marché**
En jugeant que l’obligation de contrôle n’est pas circonscrite au stade de la vente au détail, la Cour étend le champ d’action des autorités nationales de surveillance. Celles-ci sont désormais fondées à intervenir en amont, dès la fabrication, l’importation ou la distribution en gros des produits du tabac. Cette décision confère une portée pratique et préventive à la surveillance, qui ne se limite plus à une simple réaction face à des produits déjà présents sur les étals des détaillants. L’intervention peut avoir lieu à chaque maillon de la chaîne, ce qui permet de bloquer plus efficacement la circulation des produits non conformes.
Cette interprétation assure la cohérence du droit de l’Union en alignant l’application de la directive 2014/40 sur le cadre général de la surveillance du marché établi par le règlement 2019/1020. Elle offre aux États membres une base juridique solide pour organiser des contrôles à plusieurs niveaux, responsabilisant ainsi l’ensemble des opérateurs économiques, du fabricant au grossiste, et pas uniquement le détaillant. La portée de la décision est donc avant tout opérationnelle : elle légitime une stratégie de contrôle proactive et intégrée sur l’ensemble de la filière.
**B. La garantie affermie de la protection de la santé des consommateurs**
Au-delà de l’aspect technique de la surveillance, la décision de la Cour réaffirme la primauté de l’objectif de santé publique. En permettant aux autorités de retirer du circuit commercial des produits non conformes avant leur mise à disposition finale, la Cour limite concrètement l’exposition des consommateurs à des produits dont la présentation, susceptible d’encourager le tabagisme, est prohibée. La solution ne vise pas seulement à sanctionner une infraction, mais surtout à empêcher la réalisation d’un préjudice potentiel pour la santé publique.
Cette jurisprudence a une portée significative pour l’avenir. Elle envoie un signal clair aux opérateurs économiques : la conformité des produits du tabac est une exigence qui s’impose à chaque étape de leur commercialisation. Pour les États membres, elle constitue une incitation à renforcer leurs dispositifs de contrôle en amont, conformément à l’objectif d’un niveau élevé de protection de la santé humaine, « particulièrement pour les jeunes », comme le rappelle la directive elle-même. En définitive, en étendant le périmètre de la surveillance, la Cour de justice fait de l’obligation de contrôle un instrument plus robuste au service d’une politique de santé publique ambitieuse.