Par un arrêt du 15 mars 2017, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé le champ d’application de l’article 96 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne en matière de réglementation des services de taxis. En l’espèce, deux sociétés exploitant une ligne régulière d’autocars entre une gare bruxelloise et un aéroport avaient engagé une action en cessation contre plusieurs exploitants et chauffeurs de taxis. Les sociétés de transport par autocar leur reprochaient des actes de concurrence déloyale, consistant à solliciter des clients se rendant à la même destination, à les regrouper dans des véhicules et à pratiquer une tarification par passager plutôt que pour la course. Ces pratiques étaient alléguées comme étant contraires à une ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 27 avril 1995, qui impose que la mise à disposition d’un taxi porte sur le véhicule entier et que la destination soit fixée par le client.
Saisies en première instance, les demandes des sociétés d’autocars furent rejetées par le président du tribunal de commerce francophone de Bruxelles par un jugement du 11 février 2015, au motif que les faits allégués n’étaient pas établis. Les sociétés requérantes ont alors interjeté appel de cette décision devant la cour d’appel de Bruxelles. Cette juridiction a estimé que les pratiques dénoncées, si elles étaient avérées, constitueraient bien des infractions à l’ordonnance régionale et des actes contraires aux pratiques honnêtes du marché. Cependant, la cour d’appel a émis des doutes sur la conformité de cette réglementation nationale avec le droit de l’Union, et plus particulièrement avec l’article 96, paragraphe 1, du TFUE, qui interdit les mesures de soutien ou de protection accordées par un État membre à des entreprises ou industries particulières dans le domaine des transports. C’est dans ce contexte que la juridiction belge a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur l’applicabilité de cette disposition à des règles nationales encadrant les conditions d’exploitation des services de taxis.
La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si des dispositions nationales qui interdisent aux exploitants de taxis de grouper des passagers pour une même destination ou de vendre des places individuelles, constituaient des « prix et conditions » comportant un élément de soutien ou de protection au sens de l’article 96, paragraphe 1, du TFUE. À cette question, la Cour de justice a répondu par la négative, en affirmant que « l’article 96, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’applique pas à des restrictions imposées aux opérateurs de taxis, telles que celles en cause au principal ».
La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation stricte du champ d’application de la disposition visée, distinguant clairement les conditions d’exploitation d’un service des mesures de soutien tarifaire (I). Cette approche a pour conséquence de préserver une sphère de compétence réglementaire significative au profit des États membres pour l’organisation des services de transport locaux (II).
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I. La réaffirmation d’une interprétation stricte de l’article 96, paragraphe 1, du TFUE
La Cour de justice opère une lecture restrictive de l’article 96, paragraphe 1, du TFUE, en se fondant à la fois sur le libellé de la disposition et sur sa finalité. Elle exclut ainsi du champ des « prix et conditions » visés par le traité les règles générales d’organisation d’un service de transport (A), une telle interprétation étant nécessaire pour préserver l’effet utile de la politique commune des transports (B).
A. L’exclusion des conditions d’exploitation du champ des « prix et conditions »
La Cour souligne d’emblée que l’objet de l’article 96, paragraphe 1, du TFUE est de régir les réglementations nationales relatives aux « prix et conditions comportant tout élément de soutien ou de protection dans l’intérêt d’une ou de plusieurs entreprises ou industries particulières ». En l’espèce, les règles belges contestées ne fixent pas de tarifs, mais définissent les modalités de fourniture du service de taxi, notamment par l’interdiction du transport collectif et de la prédétermination de la destination par le chauffeur.
Pour la Cour, de telles règles ne sauraient être assimilées aux « prix et conditions » mentionnés par le traité. Elle précise que la disposition vise à empêcher « l’adoption, par les États membres, de mesures de soutien ou de protection bénéficiant indirectement aux clients de l’opérateur concerné qui leur applique lesdits prix et conditions ». L’analyse de la Cour met en lumière que le texte a pour cible les mesures qui, par le biais de tarifs ou de conditions favorables, avantagent les usagers d’une entreprise de transport, et non les mesures qui régulent les rapports de concurrence entre différents opérateurs. Les interdictions de groupage de passagers ou de vente à la place ne constituent pas une aide indirecte aux clients d’un service, mais une règle d’organisation du marché qui distingue le service de taxi du transport collectif.
B. Une interprétation téléologique au service de l’effet utile de la politique commune des transports
Au-delà de l’analyse littérale, la Cour justifie sa position par une approche téléologique, en considérant la place de l’article 96 au sein du traité. Elle estime qu’une interprétation extensive de cette disposition porterait atteinte à l’économie générale du titre consacré aux transports et, plus spécifiquement, à l’article 58 du TFUE, qui prévoit la mise en œuvre de la libre prestation de services dans ce secteur dans le cadre de la politique commune des transports.
Selon le raisonnement de la Cour, si l’article 96, paragraphe 1, du TFUE était interprété comme interdisant toute mesure nationale organisant un marché de transport au motif qu’elle pourrait avoir un effet protecteur pour un autre mode de transport, cela reviendrait à créer une interdiction de principe pour une multitude de réglementations. Une telle situation paralyserait la compétence des États membres et court-circuiterait le processus législatif prévu par le traité pour l’établissement de la politique commune. La Cour énonce ainsi qu’une interprétation contraire « aurait alors pour effet d’interdire directement une grande partie des mesures susceptibles d’être qualifiées de restrictions à la libre prestation des services de transport sans qu’une telle règle ait été adoptée par le législateur de l’Union ». La Cour préserve donc la cohérence du système juridique de l’Union en cantonnant l’article 96 à sa fonction spécifique de contrôle des aides tarifaires déguisées.
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II. La consécration de l’autonomie réglementaire des États membres dans l’organisation des services de transport locaux
En limitant le champ d’application de l’article 96, paragraphe 1, du TFUE, l’arrêt reconnaît implicitement mais nécessairement la compétence des États membres pour définir les contours des services de transport sur leur territoire (A). Cette solution permet de distinguer ce qui relève d’une organisation légitime du marché de ce qui constitue une mesure de protection prohibée (B).
A. La préservation de la compétence étatique pour l’encadrement des services de taxis
La conséquence directe de la décision de la Cour est de laisser aux autorités nationales ou locales le soin de réglementer les conditions d’exercice des services de taxis. Les États membres restent libres d’imposer des règles visant à différencier les services de taxis, conçus comme un transport individualisé à la demande, des services de transport collectif, tels que les navettes ou les autobus. L’ordonnance bruxelloise, en interdisant le groupage de passagers et en exigeant que la destination soit fixée par le client, poursuit précisément cet objectif de segmentation du marché.
Cette compétence réglementaire permet aux pouvoirs publics de structurer l’offre de transport de personnes en fonction d’objectifs d’intérêt général, tels que la lisibilité des services pour les consommateurs, la garantie d’une certaine qualité de service ou l’équilibre entre différents modes de transport. En jugeant que de telles mesures ne tombent pas sous le coup de l’interdiction de l’article 96, la Cour valide la capacité des États à modeler leurs marchés locaux de transport sans avoir à solliciter une autorisation préalable de la Commission européenne, pour autant que ces règles ne constituent pas une discrimination en raison de la nationalité ou une restriction injustifiée aux libertés fondamentales.
B. La distinction entre l’organisation du marché et la protection d’une industrie
L’apport essentiel de cet arrêt réside dans la clarification de la frontière entre une mesure d’organisation du marché et une mesure de protection au sens de l’article 96 du TFUE. Une mesure d’organisation, telle que la réglementation belge en cause, vise à définir les caractéristiques d’un service et à le distinguer d’autres offres. Son effet protecteur pour un service concurrent, s’il existe, n’est qu’indirect et la conséquence d’un choix de politique réglementaire. En l’espèce, la réglementation des taxis a pour effet de limiter la concurrence que ces derniers peuvent exercer vis-à-vis des services d’autocars, mais son objet principal est de définir la nature même du service de taxi.
À l’inverse, une mesure de protection interdite par l’article 96 serait une mesure dont l’objet même est de soutenir une entreprise ou une industrie, par exemple en lui accordant des conditions tarifaires préférentielles. La Cour insiste sur le fait que l’article 96, paragraphe 1, du TFUE ne vise pas à arbitrer les conflits de concurrence entre opérateurs, mais à prévenir les distorsions créées par un soutien étatique via des prix et conditions imposés. En confirmant cette lecture, la Cour offre une grille d’analyse claire, qui circonscrit le contrôle de la Commission aux seules mesures de soutien direct ou indirect par la fixation de tarifs ou de conditions assimilables, tout en laissant aux États membres la maîtrise de l’architecture de leurs marchés de transport.