La Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a rendu le 15 mars 2022 une décision fondamentale relative au régime des abus de marché. Un journaliste d’un quotidien national a communiqué à ses sources habituelles la teneur d’articles à paraître concernant des projets d’offres publiques d’achat sur des sociétés cotées. L’autorité de régulation des marchés financiers a sanctionné l’intéressé pour avoir manqué à son obligation d’abstention de communication d’informations privilégiées. La cour d’appel de Paris, saisie du recours contre cette sanction, a interrogé la juridiction européenne sur l’interprétation de la notion d’information privilégiée et de ses exceptions. Le problème juridique réside dans la possibilité de qualifier de précise une information portant sur la publication prochaine d’un article relatant des rumeurs de marché. La Cour doit également déterminer si la divulgation d’une telle information par un journaliste à ses sources habituelles peut être considérée comme licite. Elle juge qu’une telle information est précise si elle permet d’anticiper un effet sur les cours, tout en protégeant l’activité de presse sous conditions. La caractérisation du caractère précis de l’information précède l’examen du régime protecteur de la divulgation journalistique.
I. La caractérisation d’une information privilégiée à caractère précis
A. L’intégration de la rumeur dans le champ de la précision juridique
La Cour précise que la définition de l’information privilégiée suppose un caractère précis qui ne saurait être exclu du seul fait d’une rumeur. Elle rappelle qu’une information est réputée précise si elle fait mention d’un événement dont on peut « raisonnablement penser qu’il se produira ». L’information portant sur la publication prochaine d’un article de presse répond à cette condition dès lors que la parution est hautement probable. La juridiction européenne souligne que cette précision est « étroitement liée à celle de l’information faisant l’objet de cet article » pour influencer le marché. Une information n’est exclue de cette qualification que si elle est vague ou générale, interdisant toute conclusion quant à son effet possible sur les cours. Cette approche extensive permet d’assurer l’intégrité des marchés financiers en évitant que des participants ne tirent profit d’une asymétrie d’information.
B. Les critères de crédibilité influençant l’appréciation des faits
L’appréciation du caractère précis nécessite un examen au cas par cas de la fiabilité de la source et du contenu de la rumeur relayée. La mention du prix proposé dans le cadre d’une offre publique constitue un indice fort, bien qu’elle ne soit pas strictement indispensable à la qualification. La Cour retient que « la notoriété du journaliste ayant signé les articles » ainsi que la réputation de l’organe de presse sont des éléments déterminants. Ces facteurs permettent aux investisseurs d’évaluer la crédibilité de l’information et de fonder leurs décisions d’investissement sur des bases qu’ils jugent fiables. L’influence effective constatée après la publication peut constituer une preuve ex post de cette précision sans toutefois suffire à l’établir seule. Cette analyse globale de l’information permet de distinguer les simples bruits de couloir des informations susceptibles d’altérer réellement le fonctionnement du marché.
II. Le régime protecteur de la divulgation à des fins journalistiques
A. La reconnaissance de la finalité journalistique des actes préparatoires
La divulgation d’une information privilégiée est appréciée au regard de la liberté de la presse lorsque celle-ci intervient à des fins purement journalistiques. La Cour interprète largement cette notion pour inclure non seulement la publication mais aussi les actes préparatoires indispensables comme la collecte d’informations. Une divulgation à une source habituelle est réalisée « à des fins journalistiques » lorsqu’elle est nécessaire pour mener à bien des travaux d’investigation préparatoires. Cette protection s’inspire directement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme garantissant la liberté d’expression dans une société démocratique. Il appartient néanmoins au juge national de vérifier si la communication visait effectivement à obtenir des éclaircissements sur la crédibilité d’une rumeur de marché. Le bénéfice de ce régime dérogatoire reste toutefois subordonné au respect de conditions strictes liées à l’exercice de la profession de journaliste.
B. La subordination de la licéité aux principes de nécessité et de proportionnalité
Le caractère licite de la divulgation dépend de sa stricte nécessité pour l’exercice de la profession et du respect scrupuleux du principe de proportionnalité. La communication d’une information privilégiée n’est justifiée que si elle n’excède pas ce qui est indispensable pour vérifier la teneur d’un article. Le juge doit examiner si le journaliste a agi conformément aux règles et aux codes régissant sa profession lors de la divulgation litigieuse. La restriction à la liberté de la presse doit être mise en balance avec « le préjudice qu’une telle divulgation risque de porter à l’intégrité des marchés ». Les effets négatifs sur la confiance des investisseurs et les pertes financières potentielles constituent des limites impératives à la liberté de communication. La protection de l’intérêt public impose ainsi une conciliation délicate entre le droit à l’information et la sécurité des transactions boursières.