Cour de justice de l’Union européenne, le 15 novembre 2016, n°C-268/15

Par un arrêt rendu en grande chambre le 15 novembre 2016, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions d’engagement de la responsabilité extracontractuelle d’un État membre pour les dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union. En l’espèce, un ressortissant belge exploitait un laboratoire de biologie clinique en Belgique, dont la faillite fut déclarée. Il fit l’objet de poursuites pénales et de demandes civiles fondées sur une réglementation nationale qui conditionnait le remboursement des prestations par la sécurité sociale à des exigences sur la qualité des exploitants de laboratoires. Cette réglementation était arguée de non-conformité avec les libertés fondamentales garanties par le droit de l’Union. Après plusieurs condamnations par les juridictions belges, notamment par des arrêts de la cour d’appel de Bruxelles du 7 décembre 2000 et de la cour d’appel de Mons du 23 novembre 2005, le justiciable a engagé une action en responsabilité contre l’État belge. Il lui reprochait les dommages nés de l’adoption et du maintien en vigueur d’une législation contraire au droit de l’Union, ainsi que des décisions de justice ayant appliqué cette législation. Le tribunal de première instance de Bruxelles ayant déclaré sa demande prescrite, il a interjeté appel. C’est dans ce contexte que la cour d’appel de Bruxelles a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Il était demandé si le régime de la responsabilité extracontractuelle d’un État membre pour violation du droit de l’Union peut trouver à s’appliquer dans une situation purement interne, où un ressortissant national conteste une législation de son propre État sans qu’aucun élément de l’affaire ne présente de lien avec un autre État membre. La Cour de justice répond par la négative, jugeant que le régime de responsabilité ne peut être invoqué lorsque la situation du litige se cantonne à l’intérieur d’un seul État membre et que les dispositions du droit de l’Union invoquées, en l’occurrence les libertés fondamentales, ne confèrent pas de droits au justiciable dans un tel contexte.

Cette décision subordonne fermement l’application du principe de responsabilité de l’État à la condition préalable de l’applicabilité matérielle du droit de l’Union (I), ce qui a pour effet de réaffirmer la distinction entre une violation du droit de l’Union et une situation de discrimination à rebours (II).

I. La subordination du régime de responsabilité à l’applicabilité du droit de l’Union

La Cour de justice rappelle que la mise en œuvre de la responsabilité extracontractuelle d’un État membre est conditionnée par l’existence d’une règle de droit de l’Union ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers (A). Elle en déduit logiquement l’inapplicabilité de ce régime lorsque la situation litigieuse est dépourvue de tout élément de rattachement au droit de l’Union (B).

A. Le droit à réparation comme corollaire d’un droit conféré par l’Union

L’arrêt s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence initiée par les arrêts *Francovich* et *Brasserie du Pêcheur*, qui ont consacré le principe de la responsabilité d’un État membre pour les dommages causés par des violations du droit de l’Union qui lui sont imputables. La Cour rappelle que trois conditions doivent être réunies pour que cette responsabilité soit engagée : la règle de droit de l’Union violée doit avoir pour objet de conférer des droits aux particuliers, la violation doit être suffisamment caractérisée et il doit exister un lien de causalité direct entre la violation et le préjudice. Le raisonnement de la Cour se concentre ici sur la première de ces conditions. Elle souligne que le droit à réparation n’est pas autonome, mais découle de la violation d’une norme de l’Union qui était destinée à produire des effets dans le patrimoine juridique du justiciable. Sans un tel droit subjectif préalable, conféré par l’ordre juridique de l’Union, l’action en responsabilité est dépourvue de fondement. Cette exigence structure le mécanisme de protection des particuliers et assure que le recours en indemnité ne devienne pas un moyen de contrôler abstraitement la conformité du droit national au droit de l’Union.

B. L’exclusion des situations purement internes du champ des libertés fondamentales

La Cour constate que le litige au principal se caractérise par des éléments qui se cantonnent tous à l’intérieur de l’État belge. Le requérant est un ressortissant belge, son activité économique était localisée en Belgique et le dommage allégué résulte de l’application de la législation et de décisions de justice belges. Dans une telle configuration, les dispositions du traité sur la liberté d’établissement, la libre prestation de services et la libre circulation des capitaux ne trouvent pas à s’appliquer. Ces libertés visent par essence à interdire les restrictions aux échanges transfrontaliers et non à régir des situations purement domestiques. La Cour écarte les exceptions jurisprudentielles qui auraient pu justifier une interprétation du droit de l’Union, en relevant que la juridiction de renvoi n’a démontré ni que des ressortissants d’autres États membres pourraient être intéressés par l’application de la législation, ni que le droit national imposerait d’accorder au requérant les mêmes droits qu’à un ressortissant d’un autre État membre. En conséquence, le régime de responsabilité ne peut être activé, comme le synthétise le point 58 de la décision : « le droit de l’Union doit être interprété en ce sens que le régime de la responsabilité extracontractuelle d’un État membre pour le dommage causé par la violation de ce droit n’a pas vocation à s’appliquer […] lorsque, dans une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un État membre, il n’existe aucun lien entre l’objet ou les circonstances du litige au principal et ces articles ».

Cette délimitation rigoureuse du champ d’application des libertés fondamentales emporte des conséquences significatives quant à l’invocabilité du droit de l’Union par les justiciables nationaux.

II. La portée de la solution : une réaffirmation de l’absence de contrôle des discriminations à rebours

En refusant d’appliquer le régime de responsabilité de l’État dans un contexte purement interne, la Cour confirme que le droit de l’Union n’a pas pour objet de protéger les nationaux contre les traitements moins favorables que leur propre État leur réserve (A). Cette solution circonscrit le rôle du juge national et de la Cour de justice en matière de contrôle de la législation interne (B).

A. Le maintien de la compétence des États membres pour les situations internes

La décision illustre le principe selon lequel le droit de l’Union ne prohibe pas, en l’état actuel de son développement, les discriminations à rebours. Il s’agit des situations dans lesquelles un État membre traite plus défavorablement ses propres ressortissants que ceux des autres États membres, qui, eux, peuvent se prévaloir des libertés de circulation. En jugeant que le requérant ne peut tirer aucun droit des libertés fondamentales, la Cour abandonne le justiciable à son sort national. Même si la réglementation belge avait été jugée contraire au droit de l’Union dans le cadre d’un recours en manquement ou si elle avait été appliquée à un ressortissant d’un autre État membre, cette non-conformité ne profite pas au ressortissant belge dont la situation est purement interne. Cette jurisprudence maintient une frontière claire entre la sphère de compétence de l’Union, limitée aux situations présentant un élément d’extranéité, et celle des États membres, qui demeurent souverains pour régir leurs affaires internes, sous réserve de leurs propres dispositions constitutionnelles. Le justiciable ne peut donc se prévaloir du droit de l’Union pour contester une norme nationale qui, paradoxalement, ne pourrait être opposée à un de ses voisins européens.

B. La clarification de l’office du juge dans l’application du droit de l’Union

La portée de cet arrêt est également procédurale. La Cour adresse un message clair aux juridictions nationales. Il leur incombe d’établir de manière circonstanciée le lien de rattachement entre le litige dont elles sont saisies et le droit de l’Union, conformément aux exigences de l’article 94 du règlement de procédure de la Cour. Une simple affirmation du caractère indistinctement applicable d’une norme nationale ne suffit pas à déclencher la compétence préjudicielle de la Cour en matière de libertés fondamentales. En conditionnant sa propre compétence à la démonstration d’un tel lien, la Cour se prémunit contre le risque de devenir un organe de cassation généraliste des décisions nationales ou un interprète du droit national. La solution adoptée a également pour conséquence de rendre sans objet les autres questions préjudicielles posées, relatives à la prescription et à l’autorité de la chose jugée. En effet, dès lors que le droit de l’Union n’est pas applicable au fond, les principes d’effectivité et de primauté, qui régissent ses modalités d’application, sont eux-mêmes inopérants. La décision renforce ainsi la cohérence de l’ordre juridique de l’Union en circonscrivant son intervention aux seules matières qui relèvent de sa compétence matérielle.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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