Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la compatibilité de conditions nationales restreignant le droit à la réduction de la base d’imposition à la taxe sur la valeur ajoutée en cas de créance irrécouvrable.
En l’espèce, une société de conseil fiscal avait émis une facture à l’un de ses clients, lequel était alors un assujetti à la TVA et ne faisait l’objet d’aucune procédure collective. Postérieurement à la prestation mais avant le paiement de la facture, ce client a été placé en liquidation. Face au défaut de paiement, la société créancière a souhaité bénéficier du mécanisme de réduction de sa base d’imposition à la TVA, correspondant au montant de la créance devenue irrécouvrable.
L’administration fiscale polonaise a rejeté cette demande en se fondant sur la législation nationale. Celle-ci subordonnait le droit à réduction à plusieurs conditions cumulatives, notamment que le débiteur ne fasse pas l’objet d’une procédure d’insolvabilité ou de liquidation, et que le créancier comme le débiteur conservent leur statut d’assujetti à la TVA au moment de la demande de régularisation. Saisie du litige, la Cour suprême administrative de Pologne a interrogé la Cour de justice sur la conformité de ces conditions avec le droit de l’Union. Il était ainsi demandé à la Cour de déterminer si l’article 90 de la directive 2006/112/CE, au regard des principes de neutralité fiscale et de proportionnalité, s’oppose à une réglementation nationale qui subordonne le droit à la réduction de la base d’imposition à la TVA à des conditions tenant au statut d’assujetti du créancier et du débiteur, ainsi qu’à l’absence de procédure d’insolvabilité ou de liquidation visant ce dernier.
À ces questions, la Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant qu’une telle réglementation est contraire à la directive TVA. Elle estime que ces conditions nationales excèdent la marge d’appréciation laissée aux États membres pour s’assurer du caractère définitif du non-paiement. La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation stricte des dérogations autorisées par la directive (I), ce qui la conduit logiquement à censurer des conditions nationales jugées disproportionnées (II).
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I. La réaffirmation du droit à réduction comme corollaire du principe de neutralité
La Cour de justice rappelle d’abord que le droit à la réduction de la base d’imposition en cas de non-paiement est un élément fondamental du système de la TVA, découlant directement du principe de neutralité. Elle souligne ainsi le caractère fondamental de ce droit (A), tout en précisant le cadre strict dans lequel les États membres peuvent y apporter des dérogations (B).
A. Le caractère fondamental du droit à la réduction de la base d’imposition
La décision réaffirme avec force que le système commun de la TVA repose sur le principe que l’imposition doit correspondre à la contrepartie effectivement perçue par l’assujetti. L’article 90, paragraphe 1, de la directive 2006/112 oblige les États membres à prévoir une réduction de la base d’imposition en cas de non-paiement total ou partiel. Cette disposition, selon la Cour, est l’expression d’un principe fondamental selon lequel « l’administration fiscale ne saurait percevoir au titre de la TVA un montant supérieur à celui que l’assujetti avait perçu ». En sa qualité de collecteur d’impôt pour le compte de l’État, l’assujetti ne doit pas supporter le poids de la TVA sur une créance qu’il n’a finalement pas pu recouvrer. Le droit à la réduction n’est donc pas une simple faculté laissée à la discrétion des États, mais une obligation découlant de la logique même de la taxe.
Cette approche garantit que la charge fiscale ne pèse que sur la consommation finale et que l’opérateur économique est entièrement soulagé du fardeau de la taxe afférente à ses activités. Le non-paiement d’une facture rompt ce mécanisme et, sans la possibilité de régularisation, l’assujetti préfinancerait indûment une taxe sur une somme jamais reçue.
B. L’encadrement strict de la faculté de dérogation des États membres
Si le principe est clair, la Cour reconnaît que l’article 90, paragraphe 2, de la directive permet aux États membres de déroger à cette obligation de réduction en cas de non-paiement. Cependant, cette faculté n’est pas inconditionnelle et son exercice est strictement encadré. La jurisprudence constante, rappelée en l’espèce, établit que cette dérogation vise uniquement à permettre aux États de gérer « l’incertitude quant au non-paiement d’une facture ou au caractère définitif de celui-ci ». Les États peuvent donc mettre en place des formalités pour prouver que la créance est bien devenue irrécouvrable.
Toutefois, cette marge d’appréciation ne peut être utilisée pour vider le droit à réduction de sa substance. La Cour précise que la faculté de dérogation « ne saurait s’étendre au-delà de cette incertitude, et notamment à la question de savoir si une réduction de la base d’imposition peut ne pas être effectuée en cas de non-paiement ». En d’autres termes, un État membre peut exiger la preuve du caractère irrécouvrable de la créance, mais il ne peut pas exclure purement et simplement le droit à réduction pour certaines catégories de créances ou de situations, si cette exclusion n’est pas directement liée à l’incertitude du non-paiement. C’est à l’aune de ces principes que la Cour examine et invalide les conditions posées par la législation nationale en cause.
II. La censure des conditions nationales disproportionnées et contraires au droit de l’Union
Appliquant ce raisonnement, la Cour examine successivement les différentes conditions imposées par le droit polonais et les juge non conformes au droit de l’Union. Elle rejette d’abord les exigences relatives au statut d’assujetti des parties (A), avant de censurer l’exclusion automatique du droit à réduction en cas de procédure d’insolvabilité du débiteur (B).
A. Le rejet des conditions tenant au statut d’assujetti du créancier et du débiteur
La législation nationale exigeait que le débiteur et le créancier soient tous deux enregistrés comme assujettis à la TVA au moment de la demande de régularisation. La Cour juge cette double condition injustifiée et disproportionnée. Elle souligne que le fait que l’une ou l’autre des parties ait perdu son statut d’assujetti après la transaction initiale est sans incidence sur le caractère recouvrable ou non de la créance. Le droit à la réduction de la base d’imposition pour le créancier et l’obligation de régularisation de la déduction pour le débiteur naissent au moment de la transaction. La perte ultérieure de la qualité d’assujetti ne modifie en rien l’économie de l’opération initiale.
La Cour écarte également l’argument du gouvernement polonais tiré de la nécessité d’assurer une symétrie entre la réduction de la taxe due par le créancier et la régularisation de la déduction opérée par le débiteur. Elle estime que cette symétrie n’impose pas que les deux parties conservent leur statut. Le créancier, même radié, reste redevable de la TVA qu’il a facturée, et doit donc pouvoir régulariser sa situation. De même, le débiteur, même radié, doit régulariser la déduction qu’il a opérée sur une facture qu’il n’a pas payée. Exiger le maintien du statut d’assujetti constitue donc une formalité excessive qui va au-delà de l’objectif de lutte contre la fraude et remet en cause la neutralité de la TVA.
B. La non-conformité de l’exclusion absolue en cas de procédure d’insolvabilité
La Cour se penche ensuite sur la condition la plus problématique : l’interdiction de réduire la base d’imposition si le débiteur fait l’objet d’une procédure d’insolvabilité ou de liquidation. Elle reconnaît que cette condition est liée à l’incertitude du non-paiement, puisqu’une procédure collective n’exclut pas un paiement partiel à son terme. Cependant, elle juge qu’une exclusion pure et simple est disproportionnée. En effet, une telle règle fait peser sur le créancier une charge de trésorerie excessive pendant toute la durée, souvent longue, de la procédure.
La Cour estime qu’une mesure moins contraignante et tout aussi efficace consisterait à permettre la réduction dès lors que le créancier « fait état d’une probabilité raisonnable que la dette ne sera pas honorée ». Si un paiement partiel intervenait ultérieurement, à l’issue de la procédure, la base d’imposition pourrait alors être réajustée à la hausse. Cette solution préserve les intérêts du Trésor public tout en respectant le principe de neutralité et en n’imposant pas à l’assujetti un préfinancement déraisonnable. Enfin, la Cour rappelle avec fermeté la primauté du droit de l’Union et l’effet direct de l’article 90, paragraphe 1, de la directive, obligeant le juge national à écarter toute disposition contraire du droit interne, y compris si cela affecte la cohérence d’autres pans de la législation, comme le droit de la faillite.