Par un arrêt en date du 19 mars 2020, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant sur pourvoi, s’est prononcée sur les conditions de légalité d’un règlement de la Commission européenne classifiant une substance chimique dans la catégorie des substances dont le potentiel cancérogène pour l’être humain est supposé. Une société produisant et commercialisant cette substance avait vu son activité directement affectée par cette classification. Le règlement en cause se fondait principalement sur une étude scientifique ancienne, dont les conclusions étaient contestées par l’entreprise au motif que la substance testée différait par sa composition de celle mise sur le marché de l’Union.
Saisi d’un recours en annulation contre ce règlement, le Tribunal de l’Union européenne avait rejeté les arguments de la société. Celle-ci a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant que le Tribunal avait commis une erreur de droit en validant une classification fondée sur des preuves scientifiques jugées inadéquates. Elle invoquait notamment le fait que l’étude principale avait porté sur une substance contenant une impureté absente du produit qu’elle commercialisait, et que cette étude présentait plusieurs faiblesses méthodologiques. La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer l’étendue du contrôle que le juge de l’Union peut exercer sur les évaluations scientifiques complexes menées par la Commission, particulièrement lorsque les données fondant la décision sont remises en cause en raison de la composition de la substance étudiée et de la fiabilité de la méthodologie employée.
La Cour de justice rejette le pourvoi et confirme l’arrêt du Tribunal. Elle rappelle que la Commission dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour de telles évaluations techniques et que le contrôle juridictionnel doit se limiter à vérifier l’absence d’erreur manifeste d’appréciation, de détournement de pouvoir ou de dépassement manifeste des limites de ce pouvoir. La Cour estime que le Tribunal n’a pas dénaturé les éléments de preuve et que les autorités compétentes avaient bien pris en compte les incertitudes scientifiques, notamment concernant le rôle de l’impureté, sans que cela n’invalide leurs conclusions. L’arrêt illustre ainsi la délimitation rigoureuse entre l’appréciation scientifique et le contrôle juridictionnel (I), tout en réaffirmant la prééminence du principe de précaution dans la protection de la santé publique (II).
I. La délimitation rigoureuse entre l’appréciation scientifique et le contrôle juridictionnel
La Cour de justice profite de cette affaire pour rappeler avec fermeté les limites inhérentes à son contrôle lorsqu’il porte sur des actes administratifs à haute technicité scientifique. Elle valide ainsi le raisonnement du Tribunal en confirmant le large pouvoir d’appréciation reconnu aux institutions (A) et en opposant une fin de non-recevoir aux arguments qui s’analysent comme une contestation des faits au stade du pourvoi (B).
A. La confirmation d’un large pouvoir d’appréciation des institutions
La solution retenue par la Cour s’inscrit dans le sillage d’une jurisprudence constante selon laquelle les institutions de l’Union bénéficient d’une marge d’appréciation étendue lorsqu’elles sont amenées à procéder à des évaluations complexes. Le juge de l’Union se refuse à substituer sa propre analyse scientifique à celle des organes spécialisés. Son contrôle se borne à l’examen de la légalité externe de l’acte et à la recherche d’une erreur manifeste dans l’appréciation des faits. Comme le rappelle l’arrêt, « le contrôle du juge de l’Union doit se limiter à examiner si l’exercice d’un tel pouvoir n’est pas entaché d’une erreur manifeste ou d’un détournement de pouvoir ou encore si les autorités de l’Union n’ont pas manifestement dépassé les limites de leur pouvoir d’appréciation ».
En l’espèce, la Cour juge que la Commission n’a pas commis une telle erreur en se fondant sur l’étude litigieuse. Elle relève que la définition d’une « substance » au sens du règlement n° 1272/2008 inclut les impuretés, ce qui justifiait légalement l’utilisation de données issues d’un échantillon contenant une impureté. De plus, elle constate que les experts de l’agence européenne compétente avaient examiné l’argument relatif à la composition différente de la substance et avaient conclu, de manière motivée, que cela n’était pas de nature à remettre en cause la pertinence de l’étude pour la substance dans son ensemble. En validant cette démarche, la Cour confirme que l’existence d’un débat scientifique ou d’incertitudes ne suffit pas à caractériser une erreur manifeste, dès lors que l’institution a pris en considération l’ensemble des éléments pertinents.
B. Le rejet des contestations factuelles au stade du pourvoi
Une part importante du raisonnement de la Cour de justice repose sur la nature même du pourvoi, qui est limité aux seules questions de droit. La requérante tentait de remettre en cause la fiabilité de l’étude scientifique en invoquant des failles méthodologiques, comme l’utilisation de certaines lignées d’animaux de laboratoire ou des conditions de stockage de l’échantillon. La Cour considère que ces arguments relèvent de l’appréciation des faits et des preuves, pour laquelle le Tribunal est seul compétent.
L’arrêt réaffirme avec force qu’en l’absence de dénaturation des éléments de preuve, il ne lui appartient pas de réexaminer ces aspects. La dénaturation, qui constitue une question de droit, « doit ressortir de façon manifeste des pièces du dossier, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une nouvelle appréciation des faits et des preuves ». La société requérante n’a pas réussi à apporter une telle démonstration. En se limitant à contester les conclusions que le Tribunal a tirées des rapports d’expertise et des études, elle cherchait en réalité à obtenir un réexamen des faits, ce que la procédure de pourvoi exclut. Cette position rigoriste ferme la porte à une contestation de fond de l’expertise scientifique devant la Cour de justice, sauf à prouver une déformation évidente des preuves par les juges du fond.
Cette posture de retenue judiciaire, si elle renforce la prévisibilité des décisions fondées sur l’expertise, soulève la question de l’équilibre entre la protection de la santé et les garanties offertes aux opérateurs économiques.
II. La prééminence du principe de précaution dans la protection de la santé publique
Au-delà de l’aspect procédural, la décision révèle la place centrale qu’occupe le principe de précaution dans le droit de l’Union en matière de sécurité chimique. La Cour admet en effet qu’une classification puisse être maintenue malgré des incertitudes scientifiques (A), ce qui confère à cette décision une portée significative pour la classification future d’autres substances (B).
A. La valeur de la preuve scientifique en présence d’incertitudes
L’un des arguments principaux de la requérante portait sur l’absence de certitude absolue quant au lien de causalité, l’étude n’ayant pu déterminer si l’effet cancérogène provenait de la substance elle-même ou de son impureté. Le Tribunal, approuvé par la Cour, a jugé que ce lien était suffisamment prouvé « indépendamment de l’incertitude quant à la question de savoir dans quelle mesure les composants de l’anthraquinone ntp pouvaient avoir contribué à l’incidence tumorale ». Cette affirmation est fondamentale car elle signifie que la preuve d’un risque n’a pas besoin d’être exempte de toute incertitude pour justifier une mesure de restriction.
Cette approche est une manifestation implicite mais claire du principe de précaution. Face à un risque de dommage grave pour la santé humaine, l’absence de certitude scientifique ne doit pas faire obstacle à l’adoption de mesures préventives. La Cour admet que l’autorité réglementaire puisse agir sur la base de « preuves suffisantes » de cancérogénicité, même si le mécanisme d’action exact ou le rôle de chaque composant n’est pas entièrement élucidé. La charge de la preuve est ainsi indirectement inversée : il n’appartient pas à l’autorité de prouver le risque avec une certitude absolue, mais plutôt à l’opérateur économique de démontrer l’innocuité de sa substance pour écarter la classification.
B. La portée de la décision pour la classification des substances chimiques
Bien qu’il s’agisse d’une application de principes déjà établis à une espèce particulière, cet arrêt de confirmation revêt une portée importante pour les entreprises du secteur chimique. Il envoie un signal clair sur le niveau d’exigence probatoire requis pour contester une classification harmonisée. Les opérateurs économiques ne peuvent plus se contenter de soulever des doutes scientifiques ou de pointer les faiblesses d’une étude pour obtenir l’annulation d’une décision. Ils doivent démontrer une erreur d’une gravité telle qu’elle est « manifeste ».
La décision consolide également la validité de l’utilisation de données anciennes ou issues d’études dites « passerelles » (read-across), où les résultats obtenus pour une substance sont extrapolés à une autre substance chimiquement proche. En acceptant que la classification de l’anthraquinone puisse reposer sur une étude d’un produit contenant des impuretés, la Cour renforce le pouvoir des agences réglementaires de s’appuyer sur un corpus de données scientifiques plus large, même s’il n’est pas parfaitement adapté à chaque substance individuelle. Cette solution, pragmatique, permet de poursuivre l’objectif d’un « niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement » fixé par le règlement, en évitant que la procédure de classification ne soit paralysée par des exigences de preuve trop difficiles à satisfaire.